Interview avec Manuela Marino-Beltran

Manuela Marino-Beltran, traductrice, interprète et enseignante à l’ISIT, est également modératrice sur le forum Freelang-Lokanova, et traductrice bénévole sur Freelang depuis 2006, soit déjà 7 ans. Manuela nous parle de son activité, et des différences qui existent entre l’espagnol d’Espagne et les différentes variantes d’espagnol parlées en Amérique Latine.

Propos recueillis par Beaumont
Interview publiée le 5 mars 2013

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Manuela, tu es d’origine chilienne. Peux-tu nous décrire les différences qui existent, sur le plan phonétique et lexical, entre l’espagnol parlé en Amérique du Sud, particulièrement au Chili, et l’espagnol “standard” d’Espagne ?

Bonjour à tous ! Pour être plus précise, je suis d’origine chilienne et colombienne (je suis née en Colombie de père colombien et de mère chilienne). Je suis arrivée au Chili à l’âge de 15 ans, mais j’ai eu également la chance de vivre au Mexique et en Espagne, en plus de la France, bien sûr.

Pour répondre à ta question : il existe beaucoup de différences sur les plans phonétique et lexical, c’est-à-dire, au niveau de l’accent et du vocabulaire (particulièrement en ce qui concerne le langage familier et argotique). Pour tout te dire, lorsque je suis arrivée au Chili, je ne comprenais rien ! Je venais de la ville de Bogota où les gens parlent un espagnol très doux, alors que les Chiliens parlent très vite, conjuguent très différemment du reste des hispanophones, “mangent” les “s” et les “d”, et utilisent beaucoup de termes qui leurs sont propres (notamment “huevón” qui est un fourre-tout… littéralement cela se traduit par “con” en français, mais au Chili, la plupart du temps ce terme n’est pas utilisé comme une insulte et est même parfois affectueux !). J’ai d’ailleurs connu une fois une francophone qui avait raté son examen final pour devenir interprète parce qu’on lui avait mis un enregistrement où c’était un Chilien qui parlait. Elle, qui était habituée à l’espagnol d’Espagne, a cru que l’examinateur s’était trompé de langue. Lorsqu’elle s’est rendue compte que c’était de l’espagnol (au bout d’une minute ou deux) il était bien évidemment trop tard…

Pour ce qui est de l’espagnol d’Espagne : ceux qui l’ont entendu auront l’impression qu’il est un peu “rauque” ou “dur” (c’est un peu la sensation qu’on ressent lorsqu’on entend parler le portugais du Portugal par rapport à celui du Brésil). Il est plus “guttural” que l’espagnol parlé en Amérique Latine et cela est probablement dû à l’héritage arabe. De plus, la plupart des Espagnols différencient non seulement les “s” des “z”, mais également les “s” des “c” lorsqu’elles sont suivies des voyelles “e” ou “i” (l’Andalousie constitue une exception, je ne sais pas s’il y en a d’autres), alors que les Hispano-américains n’en font aucune. Un Espagnol et un Latino-américain (ou un Andalou) ne prononceront pas pareil les termes “cerezas” (cerises), “zapatos” (chaussures), etc. D’ailleurs, un enfant espagnol n’aura aucun problème lorsqu’il aura à écrire l’une des phrases suivantes dans une dictée, alors qu’un Hispano-américain écrira l’une ou l’autre indistinctement, étant donné qu’elles seront prononcées de la même façon par son enseignant :

  1. “El señor cazó dos ciervos” (le Seigneur a chassé deux cerfs)
  2. “El señor casó dos siervos” (le Seigneur a marié deux serfs).

De plus, les Espagnols ont tendance à utiliser le passé composé (comme les Français), alors que les Hispano-américains utilisent le passé simple pour les actions qui sont considérées comme finies et le passé composé pour celles qui se répètent dans le temps. Bref, je pourrais en parler pendant des heures, mais je ne voudrais pas ennuyer les lecteurs !

L’espagnol est parlé sur l’ensemble du continent américain, du Chili au Mexique, je suppose qu’il doit y avoir également beaucoup de variations d’un pays à l’autre ?

Il est même beaucoup parlé aux États-Unis ! Mais effectivement, l’espagnol du Mexique diffère de celui parlé en Argentine, au Paraguay, au Panamá ou à Cuba, mais même à l’intérieur du Mexique, l’espagnol de Guadalajara n’est pas celui de Mérida ! Cependant, il faut se rassurer : il existe un espagnol “standard” (pas forcément celui d’Espagne) qui nous permet de communiquer parfaitement entre hispanophones !

Tu es aujourd’hui interprète et traductrice. Quel a été ton parcours de formation ?

J’ai fait des études d’Histoire au Chili, ainsi qu’ici en France, pour ensuite me tourner vers l’Anthropologie : j’ai toujours aimé les Sciences Humaines, mais devenir chercheur dans ces domaines ne m’attirait pas vraiment. Au bout de quelque temps, je suis partie en Espagne car je voulais changer de vie (et de parcours) et c’est là-bas que j’ai commencé à étudier la traduction. Un an après je suis revenue à Paris pour continuer mes études de traduction ici.

Qu’est-ce qui t’a amené à être bilingue en français ?

J’ai été scolarisée dans des établissements français à l’étranger (Colombie et Chili) depuis ma plus tendre enfance (j’ai appris à chanter “Meunier, tu dors ?” ; à lire dans un livre où les personnages étaient “Maman, Papa, Jacques, Monique et Médor le chien” ; tous mes enseignants étaient Français -à l’exception de ceux qui m’apprenaient l’espagnol et l’Histoire du pays) et en plus mon père travaillait dans une entreprise française (plusieurs de ses collègues étaient Français et nous passions souvent du temps avec eux). Lorsque je suis arrivée en France, il y a presque quatorze ans, je parlais bien le français mais j’avais un niveau plutôt “scolaire” (c’est-à-dire, assez soutenu). J’ai dû apprendre l’argot sur le tas (et à râler aussi, hahaha !).

Je suis Française depuis quelques mois : cela a été un grand honneur, car j’ai toujours été profondément attachée à la France, à son Histoire et à ses valeurs. Pour tout te dire : mon sujet de mémoire de maîtrise d’Histoire au Chili portait sur la France, plus précisément sur la période prérévolutionnaire et les débuts de la Révolution française. Je suis d’ailleurs très heureuse d’être Européenne, car je suis mariée à un Allemand et maman d’un petit Franco-Germano-Colombo-Chilien !

Comment as-tu débuté ton activité professionnelle, as-tu été à ton compte dès le départ ? Quelles ont été les difficultés ?

J’ai été à mon compte dès le départ. J’ai toujours aimé pouvoir gérer mon temps comme bon me semble, pouvoir travailler dans un café ou un parc et n’avoir des comptes à rendre qu’à moi-même (et à mes clients, bien sûr !). Cela n’a pas été facile au début parce que je n’avais pas encore fini mes études et que j’avais vraiment du mal à me positionner, mais le soutien inconditionnel de celui qui était à ce moment-là mon copain (et qui est aujourd’hui mon mari et le père de mon enfant) a été fondamental. Ce n’est toujours pas facile, car même si je m’en sors plutôt bien, j’ai aujourd’hui d’autres contraintes : j’ai un bébé d’un an et demi que je garde à la maison car nous n’avons pas de place en crèche -c’est Paris !-, ce qui fait que depuis quelques mois je travaille le soir et les weekends. C’est un peu fatigant, mais ce n’est pas pour autant que je vais m’arrêter de travailler car j’aime vraiment ce que je fais.

En traduction, quelles sont les tâches qui te sont généralement confiées ?

Je fais beaucoup de traductions (bien sûr !), des relectures, et je travaille également dans le domaine du sous-titrage.

Pour ce qui est des textes, je traduis beaucoup d’Archéologie. Ce sont des traductions qui m’intéressent tout particulièrement car elles me permettent de revivre ma passion pour l’Histoire. Mais je traduis aussi des communications d’entreprises, des textes plus scientifiques (souvent de la zoologie), un peu d’informatique, du tourisme… Et je fais également des traductions bénévolement, notamment pour Freelang et Traducteurs sans Frontières.

Et pour ce qui est de l’interprétariat, quel type de mission réalises-tu ?

Depuis la naissance de Raphaël [NDLR : en photo ci-dessus !] je n’ai pas fait d’interprétation, mais en général, j’aide les gens à l’occasion de réunions, de salons, de visites à des clients… C’est très intéressant et très valorisant, car à la fin de la journée on sait qu’on a fait quelque chose d’utile pour les autres (en effet, sans l’interprète la communication aurait difficilement eu lieu).

Je suppose que l’interprétariat et la traduction sont deux exercices bien différents, l’un étant dans l’action tandis que l’autre laisse la place à la réflexion. Quelles sont les qualités que demandent l’un et l’autre ?

Quand tu fais de l’interprétation tu dois être réactif, très concentré et savoir anticiper. Il faut aussi être sympathique, cela facilite le contact !

Pour la traduction, je dirais qu’il faut avoir une vraie maîtrise de la langue de départ et connaître très bien l’environnement culturel de l’auteur. Et bien entendu, maîtriser sa propre langue et écrire avec aisance de façon à rédiger un texte fluide (le but étant que le lecteur ne s’aperçoive pas qu’il s’agit d’une traduction).

Toi-même, as-tu une préférence entre les deux ?

Non, car ce sont deux métiers différents mais complémentaires.

As-tu le souvenir d’une séance d’interprétation particulièrement marquante, peut-être pour sa difficulté, ou pour la personne que tu interprétais, ou pour le souvenir d’une anecdote ?

La première fois que je l’ai fait… Je me suis dit (dans le métro) : “surtout, fais comme si tu avais fait ça toute ta vie ; qu’ils ne se doutent de rien”. Ça a tellement bien marché que le client me contacte à chaque fois qu’il monte sur Paris…

Lorsque tu traduis, quels sont tes principaux outils ? Une batterie de dictionnaires papier, des dictionnaires en ligne, d’autres ressources…?

J’utilise beaucoup Saint Google, le Saint qui trouve tout mais duquel il faut tout de même se méfier, car il est un peu coquin et parfois les informations qu’il nous livre ne sont pas fiables. Mais bon, pour être traducteur il faut être fin limier afin de trouver la bonne source. J’ai également des manuels de style, des dictionnaires papier, et de bons amis (en effet, il est bon de pouvoir poser des questions aux amis -traducteurs ou pas-, car ils sont souvent plus fiables qu’Internet). Et comme je ne suis pas timide, il m’est déjà arrivé de contacter des experts par courriel lorsque j’ai eu à traduire des choses très pointues (en général les gens sont plutôt contents d’aider des profanes !).

Utilises-tu des logiciels de traduction type Trados ? Peux-tu nous décrire leur fonctionnement ? Sont-ils indispensables ?

Non, je n’utilise pas de logiciels de TAO et je ne suis pas sûre que je le ferai un jour…

Tu es également formatrice à l’ISIT. Peux-tu nous présenter cette école ?

C’est une grande école de traduction, même si aujourd’hui elle se positionne comme une école de management et de communication interculturels. La traduction et l’interprétation continuent toutefois à être des piliers de cette école, bien heureusement !

Tu enseignes la traduction, en quoi cela consiste exactement ? Est-ce qu’il s’agit d’enseigner des techniques, ou bien d’approfondir les connaissances linguistiques ?

J’enseigne la traduction technique de l’espagnol vers le français. Plutôt que de donner des textes très pointus aux élèves, je tiens tout particulièrement à les faire travailler la langue (que ce soit l’espagnol afin qu’ils comprennent toutes les subtilités du texte d’origine, ou le français pour qu’ils livrent le meilleur texte possible). Je ne veux pas seulement qu’ils sachent comment se traduit tel ou tel terme, je veux qu’ils comprennent ce que ces termes signifient.

N’y a-t-il pas chez un bon traducteur une part de talent ? L’art de trouver le mot juste ?

Bien sûr ! Un traducteur qui sait écrire, cela arrive moins souvent qu’on ne le pense.

Quels sont les conseils que tu donnerais à quelqu’un qui souhaiterait devenir traducteur ou interprète, en termes de formation ?

Je ne suis pas convaincue qu’il faille intégrer une école de traduction pour devenir traducteur. Par contre, il est indéniable que dans une école de traduction on apprend des techniques qui s’avèrent fort utiles. Pour ce qui est de l’interprétation, si on souhaite devenir interprète de conférence il est pratiquement indispensable de suivre une formation. En ce qui me concerne, je suis interprète de liaison (je n’ai pas étudié l’interprétation) : c’est le type d’interprétation que les traducteurs de métier pouvons réaliser.

[NDLR : L’interprétation de liaison se caractérise par son cadre informel (réunions de travail, visites…). L’interprète travaille la plupart du temps sans prendre de notes, en mémorisant de courts passages et en les restituant dans la langue d’arrivée. Source : Wikipédia]

Pour ce qui est des débouchés professionnels, est-ce que cela reste une filière intéressante ?

Bien sûr. Le monde est vaste et, si j’en crois les experts, l’univers est (encore) en expansion ! Au début il faut savoir faire feu de tout bois, et cela est très enrichissant. Par la force des choses je me suis retrouvée à faire des traductions dans le domaine de la zoologie (j’ai une certaine expérience maintenant), alors que lorsque j’étais à l’école, les “Sciences Nat” étaient tout sauf ma matière de prédilection.

Tu es traductrice bénévole sur Freelang depuis plusieurs années. Est-ce que tu reçois toujours des demandes de traduction ?

Oui, mais comme je manque de temps en ce moment, je suis malheureusement beaucoup moins présente et disponible…

Le mot de la fin, un petit bonjour à transmettre, un site à recommander…?

Merci Beaumont pour cet entretien ! Cela m’a fait très plaisir de retrouver la communauté Freelanguienne à travers tes questions ! Un petit bonjour à tous les vieux copains du forum (Didine, Koko, Lat, Maï, Sisyphe, Svernoux, Iubi, Miju, Arkayn, Léo…) et à toi aussi !

Pour ce qui est d’un site à recommander, il y en a un que j’affectionne tout particulièrement… Il a été créé par quelqu’un qui avait demandé des traductions dans toutes les langues du poème d’Edward Lear “The owl and the pussycat” sur Freelang. Il s’agit du site www.bompa.org. C’est un très joli site et, pour ceux qui ne le connaissent pas, c’est un magnifique poème !

Amitiés à tous et… à bientôt sur Freelang !

Merci Manuela, la bise à Raphaël et à bientôt sur le forum 🙂

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