Maïwenn Morvan2003-2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Bretons et leur accent

 

Etude des représentations sociolinguistiques attachées

 à l'accent du français de Basse-Bretagne

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous la direction de M. Ronan Calvez,

Maître de Conférences

 

 

 

 

 Département de Celtique
Mémoire de maîtriseUniversité de Bretagne Occidentale

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Emporter de chez soi les accents familiers,
C'est emporter un peu sa terre à ses souliers,
Emporter son accent d'Auvergne ou de Bretagne,
C'est emporter un peu sa lande ou sa montagne !

[…]

Avoir l'accent enfin, c'est, chaque fois qu'on cause,
Parler de son pays en parlant d'autre chose !...

 

Miguel Zamacoïs, L'accent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je tiens à remercier M. Ronan Calvez pour avoir accepté de diriger ce mémoire et m'avoir aidée à mener à bien cette étude, et M. Yves Le Berre, qui a accepté de faire partie du jury.

 

Un grand merci aux personnes qui ont accepté de répondre à mes questions ; ce mémoire n'aurait été qu'une collection de pages blanches sans leur gentillesse et leur disponibilité.

 

Merci à l'équipe du Centre de Recherche Bretonne et Celtique pour son professionnalisme.

 

Merci enfin à ma famille et à mes amis d'ici et d'ailleurs pour leur soutien, leurs encouragements et leurs précieux conseils, sans oublier les relectures.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

            On ne parle pas français de la même façon de Cherbourg à Avignon, de Saint-Etienne à Pointe-à-Pitre. L’accent, les tournures de phrase, le lexique varient d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre. C’est une des richesses du français, chantée par Yves Duteil.

            C’est une langue belle, avec des mots superbes

            Qui porte son histoire à travers ses accents

            Où l’on sent la musique et le parfum des herbes

            Le fromage de chèvre et le pain de froment [1]

 

            Tout le monde parle avec un accent. Une langue non accentuée est un non-sens. Or, on considère, à tort, que les personnes les plus éduquées, les professionnels des médias, n’en ont pas. Ils parlent en fait un français standard, et c’est généralement cette façon de parler qui est la plus valorisée, celle qui est dotée du plus grand prestige.  Il se trouve que c’est généralement cette façon de parler qui est la plus valorisée, celle qui est dotée du plus grand prestige. Ainsi, rares sont les présentateurs de télévision qui parlent avec un accent régional ; à l’exception notable de certains Messieurs-météo originaires du sud de la France : il est vrai qu’une pointe d’accent méridional peut rendre le soleil encore plus éclatant. Les accents régionaux ne sont pas les bienvenus dans la petite lucarne. Si Amina, candidate de la Star Académy[2] se fait reprendre sur la chanson de Jacques Dutronc Il est 5 heures, Paris s’éveille, ce n’est pas à cause de la justesse de son interprétation, mais bien parce qu’elle prononce « cinq » à la Toulousaine. Et pourtant, de Marcel Pagnol à Maïté, en passant par Fernandel, l’accent du Midi est celui qui a toujours été le plus utilisé au cinéma ou à la télévision.

            La perte de l’accent est souvent considérée comme une nécessité pour qui veut s’élever dans la société. Certains députés parlent toujours avec le même accent que leurs électeurs, mais qu’en est-il des ministres ? Consciemment ou inconsciemment, ils ont pour la plupart abandonné leur accent pour un français plus standard, plus policé.

            Cependant, au quotidien, les variations régionales restent une réalité, notamment dans les régions où le français cohabite avec une autre langue, comme en Bretagne par exemple. Mon étude, basée sur l'analyse de 18 entretiens, est centrée sur les représentations sociolinguistiques que ces variations entraînent. Cependant pour bien comprendre les phénomènes dont je vais parler il est important de connaître  ce qui distingue l'accent breton de l'accent standard français.

 

L’accent breton

             

Parler de « l’accent breton » est en fait un raccourci. En effet il n’y a pas un seul accent breton : les différences sont importantes selon que l’on se trouve à Kerlouan (29), Callac (22) ou Theix (56), et encore plus si l’on franchit la frontière linguistique qui sépare la zone bretonnante, dite Basse-Bretagne (à l’ouest) du pays gallo, la Haute-Bretagne (à l’est). Les personnes que j’ai interviewées ont d’ailleurs souvent soulevé ce point (Antoine : Je pourrais pas le définir, il est tellement varié, d’une région de Bretagne à l’autre. Jérémy : En fait quand je suis arrivé, en fait au début j’étais dans le Morbihan, et au début quand je suis arrivé dans le Finistère on me disait justement que j’avais un accent différent). De plus, deux individus de la même ville ne parlent pas forcément de la même façon : des critères tels que l’âge ou la situation professionnelle entrent aussi en ligne de compte.

Je vais ici m’attacher à décrire l’accent du français parlé en Basse-Bretagne uniquement. Pour ce faire, je me baserai sur les observations de mes 18 informateurs et sur mes propres constatations. Autant que possible, les exemples sont tirés des interviews. Pour les formes que je n’ai pu trouver dans mon corpus je me suis inspirée de choses entendues autour de moi.

 

1)      La prosodie

 

a.                  L’intonation

 

L’intonation est l’élément qui a été le plus cité par les personnes que j’ai interrogées (7 fois).  Martine : « C’est plus… les sonorités, c’est plus appuyé, ça, ça, les syllabes de certains mots, c’est, c’est… plus appuyé. J’ai jamais fait attention à quel moment on appuie mais je pense que, oui, la tonalité est plus appuyée » D’autres font le lien avec l’accentuation du breton. Pierre-Louis : « Peut être qu’on a tendance un peu à appuyer sur les mots, ça ça vient du breton » En effet, alors que le français est normalement accentué sur la dernière syllabe, l’accent tonique du breton (hormis le breton du Pays Vannetais) se situe sur l’avant-dernière. L’accentuation sur l’avant-dernière syllabe est caractéristique du français des bretonnants de naissance. Mais ce trait se retrouve aussi dans le parler de ceux qui ne connaissent pas le breton. Par exemple, Kristell, jeune professeur de lettres de 24 ans qui ne parle pas breton, prononce clairement /‘parle/ et non /par’le/ dans la phrase «  Ben je ne me suis pas fait violence pour parler d’une certaine façon »

 

b.                 Le débit

 

Mes informateurs m’ont souvent fait remarquer que les Bas-Bretons parlent vite. Cette impression est sans doute due aux nombreuses élisions qui jalonnent leurs phrases. Par exemple la ville de Saint-Renan, prononcée /sernã/ par les habitants de la région. La « loi de l’économie » est reine : les groupes consonantiques sont souvent réduits, surtout en fin de mots.  Loïc /perd/ (perdre). Antoine /epekap/ (impeccable).  En plus de la chute du /l/ on assiste ici à la sonorisation du /b/. Les sonorisations et assourdissement en fin de mot sont des constantes du breton. Ils participent à un phénomène plus large, appelé sandhi, qui désigne les modifications que les phonèmes de début ou fin de mots peuvent subir sous l'influence des phonèmes voisins. Par exemple le mot "red", prononcé /ret/ quand il est tout seul, sera prononcé /red/ s'il est suivi d'une voyelle : "il faut" se dit /rede/ ("red eo"). L’influence du breton se fait aussi fortement ressentir dans la double nasalisation. Ainsi les mots terminées par /ãt/ et /ãd/ ou /õt/ et /õd/ seront souvent prononcés /ãn/ : /diferãn/ (différente) et /õn/ : /mõn/ (monde). Le mot « chambre », lui, allie une chute des deux consonnes finales et une double nasalisation : /ãm/.

 

2)      Les phonèmes

 

a.       Les consonnes

 

Le système consonantique du français de Basse-Bretagne est proche de celui du français standard. La seule différence évoquée lors des interviews est celle du /r/ roulé. Juliette : « A Plougastel ici ils roulent les r, les gens de la campagne surtout, les gens qui sont d’ici roulent les r, ici. ». Le /r/ connaît en effet plusieurs réalisations en breton : roulé, rétroflexe, grasseyé (comme en français standard) et donc toutes ces variantes se retrouvent quelque fois chez les bretonnants de naissance. Cependant, ces formes sont de plus en plus rares, et vont disparaissant à mesure que le nombre de bretonnants premiers s’amenuise. La prononciation du /h/ suit une évolution similaire à celle du /r/ . Le h aspiré n’est pas un signe distinctif en français, mais il occupe une place importante en breton. Certains bretonnants âgés aspirent donc les /h/ en  français : /døh]r/ (dehors), /ãho/ (en haut).

 

b.      Les voyelles

 

Les voyelles ont été plus citées que les consonnes. Il est vrai que leur réalisation est souvent différente de ce que prescrit le français standard.

·         /a/ : Ils sont généralement plus fermés que les /a/ français. Plus proches du /Y/.

·         /e/ et /e/ : Bien souvent la distinction ne se fait pas, et ces deux phonèmes sont prononcés /e/. Marie : /õmøfe/ (on me fait)

·         /c/ : Le schwa n’est presque jamais prononcé. Soit il disparaît complètement : Jérôme : /sre/ (serai), soit il est remplacé par un /ø/. Jérôme : /parskø¥øparlvit/ (parce que je parle vite)

·         /i/ : Il peut être prononcé comme en français standard, mais aussi plus relâché, un peu comme le font les Québécois, notamment dans la région brestoise.

·         /y/ : Comme le /i/ il est parfois relâché et tend vers le /œ/.

·         /u/ : Le /u/ aussi peut être moins marqué qu'en français standard et tendre vers le /]/.

·         /o/ et /]/ : La distinction entre ces deux phonèmes n’est pas toujours réalisée. Si l’on compare avec un dictionnaire phonétique[3] on se rendra compte que les sons sont souvent inversés. Ainsi Juliette prononce /k]tdyn]r/ (Côtes-du-Nord) et /rigole/ (rigolé), alors que le dictionnaire prescrit /kot/ (côte) et /rig]le/ (rigoler). Joseph cite la phrase suivante où tous les « au » sauf celui de « haut » et le « ô » sont prononcés /]/ : « Tiens, salut Jean-Claude, tu viens, on va s’en j’ter un autre on va aller le prendre en haut de la côte. Et on va se prendre un p’tit jaune ».

 

On l’a vu, la prononciation du français de Basse-Bretagne est suffisamment différente de celle du français standard, en particulier en ce qui concerne l'accentuation et la réalisation des voyelles, pour avoir été stigmatisée, comme d'ailleurs la plupart des accents régionaux. Les Bretons sont-ils fiers de ces particularités ou, au contraire, sont-ils victimes de l'insécurité linguistique que l'histoire sociolinguistique de la Bretagne a pu créer ? Comment s'expliquent les représentations sociolinguistiques, positives ou négatives, que les Bretons ont de leur accent ? Pour répondre à ces questions, je commencerai par donner un historique de la situation sociolinguistique de la Bretagne et une définition du concept d'insécurité linguistique. Puis je présenterai le corpus que j'ai utilisé pour mon analyse, mes informateurs et les questions que je leur ai posées. Ensuite, je montrerai l'attachement des Bas-Bretons à leur accent et à en exposerai les raisons. Je terminerai enfin en examinant les représentations négatives, liées à un sentiment d'insécurité linguistique, que l'accent entraîne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A Présentation du sujet et du corpus

 

I.                   Une situation sociolinguistique créatrice d'insécurité linguistique

 

1)      Histoire sociolinguistique de la Bretagne

 

a.       Les origines

 

A part quelques noms de lieux (Brest, Arrée, Ellé…) on ne sait rien de ce qui se parlait en Armorique avant l'arrivée des Celtes vers le VIIIe siècle av. J.-C. Là encore la situation est très mal connue. Qu'est-il advenu de la population autochtone ? A-t-elle fuit les envahisseurs ou bien est-elle restée en Armorique ? A-t-elle continué à parler sa langue pré-celtique ? Dans quelle mesure les Celtes ont-ils emprunté à cette langue ? Autant de questions qui restent sans réponse.

L'Armorique celtique est découpée en cinq cités indépendantes : les Osismes à l'ouest (capitale Vorgium, Carhaix aujourd'hui), les Coriosolites (capitale Fanum Martis, Corseul), les Redones (capitale Condate, Rennes), les Namnètes (capitale Condevictum, Nantes), les Vénètes (capitale Darioritum, Vannes). Ces derniers sont les plus puissants des cinq, et ont l'économie la plus florissante. En 56 av. J.-C. après avoir tenu tête aux armées de César sur terre, ils livrent bataille sur l'eau et sont finalement vaincus, comme les autres cités à la résistance moins efficace.

Conquise, l'Armorique fait alors partie intégrante de l'empire romain, qui y introduit une civilisation nouvelle, et bien sûr sa langue. Cependant, on estime aujourd'hui que le latin n'a pas fait disparaître le gaulois, et que celui-ci était toujours parlé à la fin du Ve siècle, lorsque les Romains ont quitté l'Armorique[4]. L'empire romain, déstabilisé par la pression germanique et des troubles sociaux est victime vers 410 d'un soulèvement des habitants armoricains. On peut émettre quelques hypothèses sociolinguistiques pour cette époque. Les populations rurales parlent toujours gaulois (avec des emprunts au latin) ; les nobles, les fonctionnaires ne parlent que latin ; et dans les villes on fait usage de ces deux langues. Le gaulois est la langue du peuple, tandis que les plus riches et les plus instruits connaissent aussi le latin. De plus, il faut noter que les immigrés bretons[5] ne parlent que  le breton insulaire, sans doute très proche du gaulois. A mesure que la pression barbare se fait plus forte sur les îles britanniques, les Bretons se font de plus en plus nombreux en Armorique. Arrivés par petits groupes, ils semblent bien accueillis par les populations indigènes. Les Armoricains et les Bretons ont des coutumes assez semblables et parlent des langues proches. Ceux-ci créent de nouvelles institutions (zone en plou-, nouveaux diocèses) et finissent par donner leur nom à la région. L'Armorique devient Bretagne.

Le Haut Moyen-Age se compose d'une succession de guerres contre les rois francs et les Carolingiens. A cette époque on estime que les ruraux parlent une langue celtique, mêlée de latin et/ou de breton insulaire selon les régions, que la noblesse issue de l'île de Bretagne parle le breton insulaire plus ou moins mâtiné de latin et de celtique, et que la noblesse gallo-romaine qui a subsisté parle le latin, puis le roman, tout en ayant une connaissance au moins passive du celtique. Les moines eux ont le latin comme langue de culture, et pour ceux qui sont d'origine insulaire, le breton comme langue de communication. Mais, les premières gloses en celtique sur des manuscrits latins, au IXe siècle, laissent à penser que le latin est de moins en moins connu.

Les invasions normandes, qui commencent au début du IXe siècle ont servi d'explication au recul du breton, à partir du Xe siècle. L'exil des chefs bretons chez les Carolingiens les a effectivement amenés à abandonner le breton pour le roman. Il en va de même pour les moines, chassés vers les abbayes des bords de Loire par les Normands. A leur retour en Bretagne ils ne parlent plus le breton, qu'ils doivent alors apprendre. Ce faisant, ils y introduisent une multitude de nouveaux mots. Il faut noter aussi que, sans quitter la Bretagne, les nobles installés près de Rennes ou Nantes, séduits par la culture franque en ont adopté les habitudes et la langue. La société féodale qui se met en place à partir du Xe siècle bénéficie ainsi à une noblesse déjà francisée. Le breton n'a jamais été langue d'Etat.

 

 

 

 

b.      À partir des premières traces écrites

 

            On trouve des témoignages écrits en breton à partir du XIVe siècle. Des mystères notamment, œuvres de commande de bourgeois qui entendent ainsi assurer la rémission de leurs péchés. Les bourgeois du domaine bretonnant, ainsi que la petite noblesse et le bas clergé parlent les trois langues qui y sont présentes : breton, français, latin. Ils servent d'interface entre la basse société qui ne connaît que le breton, et la haute noblesse qui parle français et apprend le latin. Sans doute les nobles connaissent-ils aussi le breton, pour s'adresser aux domestiques, mais une chose est sûre, ils ne l'utilisent pas comme langue de culture.

            En 1499 paraît le Catholicon, dictionnaire breton-français-latin, œuvre de Jean Lagadeuc, qui se trouve être le premier dictionnaire français de l'histoire. Destiné aux nombreux jeunes qui partent étudier dans les universités de Paris, Angers ou Orléans, il porte déjà la marque d'un complexe breton. En effet, son auteur justifie sa rédaction de cette manière :

De surcroît les bretons (sic) en leur très grand nombre sont largement déficients en français. Pour ces raisons, Moi, Jehan Lagadeuc […] tout indigne que j'en sois, j'ai composé ce petit ouvrage pour l'utilité des petits clairs pauvres de bretagne (sic) ou encore des illettrés en latin.[6]

           

             La suprématie du latin est attaquée en France par l'Edit de Villers-Cotterêts. Signé en 1539 par François I, il impose le français comme langue administrative. C'était déjà le cas dans le duché de Bretagne. Les registres des lettres scellées à la chancellerie de François II (1458-1488 ) par exemple sont presque tous rédigés en français, il n'est fait que très rarement usage du latin[7]. C'est surtout par la religion que se fait la francisation, notamment dans les collèges jésuites[8].

La bourgeoisie commence à rédiger en breton. Elle utilise alors une sorte de koïnè, une langue véhiculaire qui regroupe les différents dialectes. A cette époque naît aussi ce que l'on appelle le breton de curé, c'est à dire un breton ecclésiastique, caractérisé par de nombreux emprunts au français ; c'est ainsi que les "Reflexionou profitabl"[9] voisinent avec les  "Nouelou ancient ha devot". Comme la koïnè il fait office de norme assez uniforme, du moins au départ. Au début du XVIIe siècle on estime qu'il y a environ un million de bretonnants en Bretagne. Malgré le fait qu'il ne soit pas utilisé par les couches aisées de la société, le breton n'est pas encore une langue infériorisée. Au contraire, il est considéré comme la dernière trace du gaulois, et à ce titre partage avec lui le prestige des origines de la France. Aux dires de certains qui surévaluent la place du gaulois dans le français moderne, le breton permettrait de comprendre et connaître le français. Pour les tenants de la celtomanie[10], mouvement qui accorde aux Celtes un rôle démesuré dans l'origine de l'humanité, le breton est la langue du paradis terrestre, et par là, mère de toutes les langues. Ce genre de discours a préservé pendant un moment les bretonnants du mépris des élites intellectuelles.

 

c.       La Révolution et ses changements

 

Une phrase prononcé en janvier 1794 par Bertrand Barère, député à la Convention est restée tristement célèbre : "Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la république parlent allemand ; la contre révolution parle italien et le fanatisme parle basque.". La défiance des révolutionnaires vis-à-vis des langues régionales est nourrie par le fait que le clergé réfractaire les utilise pour diffuser ses idées. La lutte contre l'Eglise et la lutte contre ces langues sont donc étroitement liées. En 1791 on fait fermer tous les collèges religieux, qui ne seront réouverts qu'à la Restauration en 1815. Toute une génération est donc privée d'accès au savoir. Durant cette période une partie des nobles choisissent d'émigrer et à leur retour, en 1815, leurs enfants ne parlent pas breton. Apparaît alors un dédain pour le breton, considéré uniquement comme une langue de paysans, tandis que le français est la langue du succès.

Pourtant, alors que la Révolution peut être considérée comme le point de départ de la politique française visant à faire disparaître les parlers locaux[11], elle a aussi donné au breton une nouvelle fonction, grâce aux traductions des textes révolutionnaires. Un décret du 14 janvier 1790 invite les autorités à le faire, mais cette entreprise est déjà bien amorcée en Basse-Bretagne[12]. On trouve même des traducteurs officiels, comme le citoyen Raoul de Landerneau qui touche 1500 livres par an du Directoire du Finistère pour ce travail[13]. Ce même Directoire envisage aussi en 1792 de créer une presse en langue bretonne mais le projet n'aboutit pas. Grâce à la nécessité d'utiliser la langue véhiculaire, seule comprise par une bonne partie de la population, pour propager les nouvelles idées et les principes constitutionnels, le breton fait à cette époque son entrée dans la vie politique.

            Langue exclusivement populaire d'abord, puis langue de la vie politique, le breton devient aussi au XIXe siècle une langue littéraire. Le Gonidec entreprend de rénover et de purifier le breton en le débarrassant des mots d'origine française. Ensuite le Barzaz Breiz de La Villemarqué, publié en 1839 contribue à redonner ses lettres de noblesse à la littérature bretonne et au breton. Il entraîne dans son sillage des collecteurs tels que François-Marie Luzel et Anatole Le Braz qui aident à légitimer la littérature orale.

 

d.      La Bretagne du XIXe siècle, une destination à la mode pour explorateurs en mal d'exotisme

 

Dans le même temps la Bretagne devient un paradis pour explorateurs, qui pensent y retrouver une pureté, une authenticité depuis longtemps perdues dans le reste de l’Europe occidentale. Il faut rappeler ici, que si la Bretagne est en effet une région pauvre à cette époque, cela n'a pas toujours été le cas. Pendant le moyen-âge et la Renaissance la Bretagne est une province prospère, qui tire son une grande partie de ses profits des routes commerciales qui sillonnent l’Atlantique et la Manche. Le commerce des toiles de lin notamment est florissant. Les calvaires, les enclos paroissiaux de style baroque, érigés dans les zones de production, sont autant de traces de cette richesse. Mais lorsque Louis XIV décide de favoriser les échanges terrestres vers l’est, et de faire la guerre à l’Angleterre et l’Espagne, les deux principaux partenaires commerciaux des Bretons, la Bretagne se trouve privée de sa principale source de revenus. Eloignée géographiquement du centre névralgique de l’Europe, appauvrie, elle se retrouve en décalage avec une civilisation où elle avait eu alors toute sa place.

Les ouvrages écrits au XIXe siècle représentent bien le mépris pour les Bretons, décrits comme frustres, arriérés, superstitieux et bornés, et qui parlent un affreux idiome.  Pour Victor Hugo le paysan breton est un sauvage mystique :

Ce sauvage grave et singulier […] respectant son maître dans le bourreau, […] croyant à la sainte Vierge et à la Dame Blanche, dévot à l’autel et aussi à la haute pierre mystérieuse debout au milieu de la lande […] aimant ses rois, ses seigneurs, ses prêtres, ses poux[14]. 

 

Flaubert condescend à les qualifier d’êtres humains certes, mais tout de même d’une espèce différente :

Quoique ne parlant pas français et décorant leurs intérieurs de cette façon, on vit donc là tout de même, on y dort, on y boit, on y fait l’amour et on y meurt tout comme chez nous ; ce sont aussi des êtres humains que ces êtres-là[15].

           

Les préjugés ont la vie longue. Voici ce qu’écrit Philippe Ariès dans Histoires des populations françaises, en 1971 :

Le Breton de l’intérieur, le plus nombreux, est resté l’homme d’un autre âge, réfractaire aux habitudes modernes. En lui survit l’héritage des temps reculés où l’homme n’avait pas encore repensé la nature ni à engager l’avenir suivant une méthode rationnelle et réfléchie.[16]

 

La langue bretonne est aussi sujette aux moqueries. Prosper Mérimée, pourtant hispanophone et par là habitué à la jota s'en prend au "c'h" qui se prononce pourtant de la même façon[17] : Mangez une olive crue, et en crachant, vous ferez un bruit approchant de ce c'h. [18]

 

 

e.       "La langue de la République est le français"[19]

 

Parallèlement, la Bretagne est frappée de plein fouet, comme tant d’autres régions, par la volonté farouche de la France d’éliminer les dialectes et langues régionales.

« Ne doit-on pas favoriser, par tous les moyens possibles, l’appauvrissement, la corruption du bas-breton, jusqu’au point que d’une commune à l’autre on ne puisse s’entendre ? Car alors la nécessité des communications obligera le paysan à apprendre le français. »[20]

 

L’école en sera le principal agent. Apprendre le français est, il est vrai, une nécessité, mais les techniques d’apprentissage ne sont pas toujours des plus douces. En 1897, M. Dosimont, inspecteur d’Académie du Finistère précise bien que l’interdiction du breton à l’école est « une règle inviolable », un « principe qui ne saurait jamais fléchir »[21]. Les petits bretonnants apprendront donc le français, parfois dans des conditions psychologiquement difficiles. Une paysanne de Milizac raconte : "Nous avons dû pleurer bien des fois, parce que nous n'avions pas bien compris"[22]. Le mouvement s’accélère après la seconde guerre mondiale : de plus en plus les parents décident d’élever leurs enfants en français, langue garante d’une promotion sociale plus facile, tout en continuant, dans la plupart des cas, à parler breton entre eux. Prenons par exemple le cas[23] de Louise et Jean, nés tous deux en 1927, installés comme producteurs de fraises à Talaouron en Plougastel. Bretonnants de naissance, ils ont tous les deux été à l'école jusqu'à 12 ans, et c'est là qu'ils ont appris le français, sous la baguette de l'instituteur. Louise et Jean parlent toujours breton entre eux, ainsi qu'avec leurs voisins et amis. Il n'y a guère qu'à Brest, où ils se rendent une fois par semaine au marché qu'ils parlent français. Claude, leur premier fils naît en 1951. Dans le but de lui préparer un avenir plus facile que le leur, Louise et Jean décident de lui parler en français. Mais ils continuent, comme ils l'ont toujours fait, de parler breton entre eux. Le petit Claude grandit donc dans un univers bilingue. Il parle le français, mais comprend aussi parfaitement le breton, qu'il est cependant incapable de parler puisqu'on ne lui a jamais demandé de le faire. Claude se marie en 1976. Peu après naissent deux enfants, élevés bien-entendu en français, et prénommés Erwan et Bleuenn, en honneur aux origines bretonnes de la famille, et pour venger un peu le fait que Claude et Jacqueline ne puissent s'exprimer en breton. Et voici comment, en trois générations, le destin du breton a été scellé, n’eussent été les mouvements de défense apparus à la fin du XXème siècle.

On assiste au XXe siècle a une chute drastique du nombre de bretonnants, depuis la seconde guerre mondiale le nombre de locuteurs a diminué de 80%. Ils seraient aujourd'hui 240 000, et, pour les deux tiers d'entre eux sont âgés de plus de 60 ans[24]. D'une Basse-Bretagne majoritairement monolingue au début du XXe siècle on est passé, en ce début de XXIe siècle, à une région où l'on peut vivre sans jamais entendre parler breton autour de soi. J'ai insisté sur le rôle de l'école dans ce phénomène, mais il me faut citer aussi l'attitude générale des Bretons vis-à-vis de la Bretagne et d'eux-mêmes. Il y a là plusieurs facteurs qui font que le breton est rejeté par ceux-là même dont c'est la langue maternelle.

La première guerre mondiale est une sorte de révélateur. Les appelés bretons prennent conscience de leur différence au contact de soldats de toute la France. Ils découvrent aussi qu'on parle d'autres langues que le breton sur le territoire national. Ceux qui ont la chance de rentrer en Bretagne à la fin du conflit sont porteurs d'idées nouvelles. Par exemple beaucoup abandonnent le costume traditionnel, ce que les femmes, elles, feront plus tardivement. Toute la France est patriote, et il va de soi à l'époque que l'amour de la patrie va de pair avec la langue français. Par-conséquent les parents qui insistent pour que leurs enfants apprennent le français à l'école se font de plus en plus nombreux. La seconde guerre mondiale a elle aussi des conséquences sur l'image de la Bretagne. En effet, beaucoup de Bretons rejettent la participation au conflit d'une certaine partie du mouvement breton. Portés par leurs ardeurs nationalistes certains intellectuels, membres du mouvement Gwalarn, qui tente de doter la Bretagne d'une littérature comparable à celle des autres pays européens n'ont pas hésité à collaborer avec l'Allemagne nazi, espérant créer une nation indépendante. Pour beaucoup la culture bretonne n'est plus qu'une affaire de "Breiz Atao"[25], injure inspiré du nom du journal du Parti National Breton[26]. Le journal Gwalarn est au départ un supplément de Breiz Atao. Pour certains parler breton, s'intéresser à la culture bretonne deviennent des signes de collaboration.

De plus, à ce moment là un vent de transformations sociales et de progrès souffle sur la Bretagne. Le breton est alors considéré comme une trace de l'ancien temps dont il faut se défaire. Pour les jeunes filles notamment, parler français est considéré comme plus chic, plus distingué. En outre, malgré le dicton "Ar brezoneg hag ar feiz a zo breur ha c'hoar e Breiz"[27], l'Eglise catholique, dont l’influence a été prépondérante en Bretagne jusqu’aux années 1960, n'a jamais eu la volonté de soutenir le breton. "Le breton et la foi" peut-être, mais plutôt "le breton pour la foi". Tant que le breton est utile à l'édification religieuse, alors en effet l'Eglise en fait usage : "Pour l'envoyé de Dieu la langue n'est pas une fin, c'est un moyen d'instruire le peuple"[28] Ainsi Monseigneur Duparc, évêque de Quimper de 1910 à 1937, impose une demi-heure d'enseignement en breton dans les écoles catholiques. Pourtant c'est bien le français qui est massivement utilisé dans les écoles, d’une part à cause de l’héritage des Lumières et de son catholicisme universaliste, et de l’autre sous la pression des familles qui réclament un enseignement du français[29]. Ce n'est sans doute pas un hasard si les régions qui sont restées les plus bretonnantes (Haute-Cornouaille, Trégor) ont une forte tradition laïque et anticléricale[30].

 

f.        Un complexe

 

 Ce changement rapide de langue a été très mal vécu par certains bretonnants. Ainsi, Pierre-Jakez Helias dit avoir rencontré beaucoup de « bretonnants honteux »[31]. Certains francophones de naissance se sont sentis dépossédés : « On m’a volé ma langue » entend-on parfois ici ou là. Loin d’être anecdotique, ce sentiment a pu avoir des répercussions conséquentes. En effet, le traumatisme psychique causé par la perte de la langue[32] a souvent été cité pour expliquer les forts taux d’alcoolisme et de suicide en Bretagne. Le passage du breton au français, la déchristianisation, les changements de modèles agriculturaux, autant de facteurs qui ont participé à l’altération des repères identitaires qui encadraient jusqu’à lors la société bretonne.

De plus, au traumatisme consécutif à la disparition du breton s'ajoute un autre sujet de honte : celui de ne pas connaître assez bien le français. Comme c'est le cas pour tous les locuteurs seconds d'une langue, on retrouve dans le français des bretonnants de naissance des expressions, des tournures typiquement bretonnes ; et les francophones, qui ont appris le français auprès de ses gens-là ne sont pas en reste. Par exemple il existe un flottement en Basse-Bretagne quant à l'utilisation des verbes "envoyer", "amener" ou encore "apporter". Ainsi on entendra couramment des phrases telles que : J'ai envoyé ma sœur avec moi ou bien Il m'a amené un e-mail. Cette conscience de ne pas parler français comme les autres, de le parler moins bien que les autres, a pu être accentuée par l'émigration. En effet  dès la seconde partie du XIXe siècle, beaucoup de Bretons choisissent l'exil à la misère. De 1871 à 1911 500 000 d'entre eux quittent leur terre natale[33]. La plupart prend la direction de Paris, les femmes se faisant engager comme bonnes à tout faire, les hommes comme terrassiers. Point de fortune pour ces émigrés, ils retrouvent là-bas la pauvreté qu'ils ont fuit[34]. Marginaux économiquement et socialement, ils le sont aussi linguistiquement. La remarque faite au père de Jean-Yves Plourin lors de son arrivée à Paris résume bien cette idée :

D'où êtes-vous ? avait demandé son interlocuteur. Il était facile d'entendre que mon père n'était pas de Belleville. Je suis Breton, avait-il admis. 'Dans ce cas allez-vous en, j'ai vu assez d'ivrognes de votre pays, je n'en veux plus.' "[35]

 

 Ainsi marginalisés, les expatriés sont donc prédisposés à développer un sentiment d'insécurité[36], sentiment appelé à se diffuser par la suite parmi toute la population bretonne.

 

A la lecture de ces rappels historiques on comprendra donc qu’il puisse y avoir en Bretagne un malaise, une gêne d’être breton. Glenmor (1931-1996) parle de complexe :

« Quand j’étais jeune, quand on traitait quelqu’un de breton c’était une insulte. Les Bretons fermaient leur gueule. Ils n’osaient pas se dire Bretons. Mais avec leur accent, on les reconnaissait toujours. Et c’était un complexe. »[37]

 

            Il convient de se rappeler que Glenmor était très engagé dans le militantisme nationaliste. Son discours, forcément radicalisé par sa lutte, n’est pas forcément représentatif de ce qu’ont pu ressentir les autres Bretons. D’ailleurs on ne peut généraliser et parler du « complexe des Bretons ». La société bretonne était à l’époque, comme aujourd’hui, suffisamment hétérogène pour que les opinions et les représentations soient complètement différentes d’un individu à l’autre. Il y a de grandes chances que le fils de paysans aisés francophones et la fille d'un pauvre chiffonnier qui ne parle que le breton, nés tous deux en 1900 et ayant le breton pour langue maternelle, aient eu des perceptions diamétralement opposées du passage au français. Pour le premier ça aura pu être un phénomène tout à fait naturel, facilité par le fait qu'il entend déjà du français à la maison, tandis que la seconde, qui aura passé très peu de temps à l'école, ne l'aura peut-être jamais maîtrisé, et aura pu souffrir de ce manque.

Cependant le phénomène de changement de langue a été suffisamment marquant pour que des sociologues, des psychiatres ou encore des linguistes se penchent sur la question. Ainsi, Fañch Morvannou se demande dans Le breton, la jeunesse d'une vieille langue[38] si on peut parler de "névrose bretonne". Ronan Le Coadic évoque lui un cauchemar :  « Pour beaucoup de nos ancêtres et certains de nos contemporains, être breton fut un cauchemar. »[39]

Et, comme le  dit Glenmor, un des éléments susceptibles de provoquer ce cauchemar est l'accent breton. Même les non-bretonnants ont cet accent particulier, plus ou moins marqué, qui les raccrochent à leurs racines, à la langue de leurs parents, leurs grands-parents. La façon de parler c'est une des premières choses qui entre en jeu dans les relations sociales. C'est un peu la carte de visite de l'individu, mais une carte de visite imposée par ses origines, son éducation. A moins de faire des efforts importants on ne choisit pas son accent, on le subit, pour le meilleur ou pour le pire.

 

En commençant mon travail à propos des représentations des Bretons de leur façon de parler français, j’avais en tête tous ces paramètres. J’avais aussi en mémoire ce témoignage marquant recueilli par Ronan Le Coadic :

«J’étais gênée, vraiment gênée, oui. {…} Pendant deux, trois ans je me suis repliée sur moi-même. A cause de ça. Je parlais très peu, on s’inquiétait, les parents s’inquiétaient. J’ai tout fait pour essayer de changer ma voix. […] J’en ai même pleuré à un moment donné. Ah oui, vraiment marquée, hein !»[40]

           

            Même si je ne m'attendais pas à recueillir des témoignages aussi fort que celui-ci, qui reste tout de même marginal, je pensais rencontrer des informateurs en butte à une certaine gêne, un malaise vis-à-vis de leur façon de parler français, des personnes victimes d'insécurité linguistique. De plus, j'étais bien consciente du fait que les Bretons en général connaissent très mal l'histoire de leur région, celle-ci n'étant pas enseignée à l'école. Beaucoup d'aspects sont donc fantasmés et souvent l'affectivité prend le pas sur l'objectivité, ce qui peut renforcer des sentiments d'injustice[41] et contribuer aussi à créer de l'insécurité linguistique.

 

2)      Définition de l'insécurité linguistique

 

C’est William Labov qui a évoqué pour la première fois la notion d’insécurité linguistique. Lors de son étude de la situation linguistique à New York[42], et notamment la réalisation du phonème /r/, il met en relief le sentiment d’insécurité linguistique caractéristique de la petite bourgeoisie. Pour cela il se base sur la différence entre ce que certains locuteurs prononcent effectivement, et ce qu’ils pensent dire. Si les membres de la middle-class[43] sont si enclins à développer ce phénomène c’est que leur position intermédiaire et leur envie de s’élever socialement les poussent à imiter les pratiques linguistiques des classes dominantes. S’en suivent donc une surveillance constante de leur façon de parler et la volonté de se défaire de leurs habitudes linguistiques qui sont perçues très négativement. Les corrections qu’ils apportent à leur production peuvent parfois aller jusqu’à l’hypercorrection. C’est à dire qu’ils utilisent des formes considérées plus prestigieuses à la place de formes jugées comme banales. Ainsi en français, l’utilisation du subjonctif après « après que » alors que le temps préconisé par les grammaires est l’indicatif :  « Après que je *sois allée chez le docteur j’ai décidé d’aller faire des courses ». La phrase correcte grammaticalement est « Après que je suis allée chez le docteur j’ai décidé d’aller faire des courses ».

L’analyse que livre Pierre Bourdieu en 1982 est du même ordre.  Dans Ce que parler veut dire[44] il oppose les classes dominées aux classes dominantes, qui possèdent le capital économique et le capital culturel. Les classes dominées sont en partie responsables de leur domination puisqu’elles considèrent comme seuls légitimes les usages linguistiques des dominants, et cherchent à les adopter en corrigeant les traits stigmatisés de leur langage.

Jusqu’à présent le monde francophone à été le terrain privilégié des recherches sur l’insécurité linguistique. L’enquête de Gueunier, Genouvrier et Khomsi[45] ouvre la voie en 1978. Basée sur les attitudes face à la norme dans quatre zones (Lille, Limoges, Saint-Denis-de-la-Réunion et Tours) elle met en relation le sentiment d’insécurité linguistique et la situation de diglossie. En effet, les villes où le français cohabitent avec une langue régionale (Lille, Limoges et Saint-Denis-de-la-Réunion) présente un sentiment d’insécurité qu’on ne retrouve pas à Tours.

Par contre, pour Michel Francard qui se base sur une analyse de la situation en Wallonie (diglossie français-wallon), le sentiment d’insécurité linguistique n’a que peu de lien avec l’existence d’une langue régionale. En effet, il considère que le facteur le plus important est la scolarisation. L’école, qui base son enseignement sur le français standard (celui de Paris), développerait la perception des variations régionales et leur dévalorisation. Une fois conscient de l’illégitimité de leur façon de parler, certains locuteurs tentent d’assimiler les formes légitimes (souvent mythique) ; d’autres au contraire essayent de contrebalancer cette illégitimité en donnant à leur parler une dimension différente, en lui attachant des valeurs telles que l’identité ou l’affection.

Que l’on parle d’insécurité ou l’illégitimité linguistiques il faut se rappeler que l’on évolue dans la sphère des représentations. Il n’existe pas de norme objective pour les mesurer. On peut décrire précisément l’accent de Marseille en terme de phonologie, mais ce sont les représentations des francophones qui en font un accent dit chantant et ensoleillé. Les vers d'Yves Duteil que j'ai cités dans l'introduction illustrent bien ceci. Les accents ne sentent pas "les herbes" ou "le fromage de chèvre" à proprement parler, ce sont ici les éléments que le chanteur associe lui-même aux différentes régions françaises, et par là même aux  accents qui s'y rattachent. 

 

Il existe de nombreuses études sur l’insécurité linguistique dans les communautés francophones[46], des colloques ont été dédiés à cette question. Mais la situation en Bretagne n’a pas encore fait l’objet d’études spécifiques. Yves Le Berre et Jean Le Dû ont écrit un articule sur l'apparition du sentiment d'insécurité linguistique en France, et donc en Bretagne[47], mais voilà tout ce qui est paru sur le sujet.  Il se trouve d'ailleurs que la sociolinguistique en général est en Bretagne une science qui n'a pas fait l'objet de beaucoup de travaux jusqu'à présent[48].

 

 

II. Le corpus

 

1)      Les entretiens

 

Pour ce travail j’ai préféré une approche qualitative, plutôt que quantitative. Un questionnaire écrit, distribué à plusieurs dizaines d’exemplaires m’aurait sans doute permis d’établir un portrait plus général des représentations que les Bretons ont de leur accent. Mais en parlant avec mes informateurs, en échangeant, j’ai le sentiment d’en avoir appris plus que ce que les gens auraient couché sur le papier. Comme nous le verrons plus tard, la façon de dire a parfois plus de signification que ce qui est dit. Pour avoir choisi la méthode des entretiens j’ai bien sûr dû limiter le nombre de mes informateurs. Dix-huit interviews ne me permettent pas de prétendre à l’exhaustivité. De plus ce nombre restreint fait que l’analyse des résultats en séparant les informateurs par groupes d’âges ou de milieux socio-économiques n’a pas donné de résultats vraiment pertinents ; par conséquent je ne me suis pas servie de ces variables. Cependant, le corpus que j’ai recueilli me semble suffisant pour tirer des conclusions significatives.

 

 

 

a.                         Qui ?

 

·         Qu’est ce qu’être breton ?

 

La question est fréquemment posée dans les médias, ou parmi les chercheurs et intellectuels bretons. Le droit du sol est-il plus important que le droit du sang ? Sont-ils tous deux supplantés par le « droit du cœur »[49] ? Je n’essayerai pas ici de répondre à ces questions. Pourtant, pour choisir mes informateurs, il a bien fallu que, moi aussi, je m’appuie sur une définition. J’ai pris le parti dès le début d’exclure la Haute-Bretagne de mes recherches, non pas que je considère que ses habitants sont moins bretons que les habitants de l’ouest, mais j’ai préféré me concentrer sur la zone bretonnante, et étudier les conséquences de la diglossie français-breton, et uniquement elle, sur la façon de parler et les représentations. J’ai fait ce choix aussi pour des raisons pratiques, puisque j’habite en Basse-Bretagne, et parle le breton, mais ne connais pas le gallo. Ensuite, j’ai privilégié pour mon étude, les personnes qui, je pense, ont été le plus en contact avec l’accent bas-breton : celles nées en Basse-Bretagne et qui y ont passé leur enfance. Il se trouve que c’est aussi le cas des parents de mes témoins. Que ce soit dans leur famille ou leur entourage, ceux-ci ont ainsi toujours entendu l’accent breton autour d’eux.

 

·         Mes informateurs

 

            J’ai interrogé 18 personnes, de 21 à 70 ans. 10 femmes et 8 hommes. Ils sont tous originaires du nord et centre Finistère, hormis Joseph, qui est né à Maël-Carhaix (Côtes d’Armor) et Jérémy qui est né à Vannes (Morbihan), mais tout deux vivent maintenant dans le Finistère . J’ai pensé qu’il était important de recueillir l’avis de Bretons ayant toujours vécu en Bretagne, et d’expatriés. Ceux-ci sont au nombre de 8, ils ont vécu entre 1 et 43 ans hors de Bretagne.  Hormis Sandrine, je connaissais toutes ces personnes plus ou moins bien avant de les interroger. Ceci a des avantages et des inconvénients. Les avantages sont tout d’abord d’ordre pratique : connaissant ces personnes je trouvais plus facile de les solliciter. Cette familiarité rendait aussi plus faciles les entretiens, je n’ai pas senti de méfiance vis-à-vis de moi. Par contre ces personnes, notamment les plus proches de moi, ont peut-être inconsciemment voulu me faire plaisir, et donner les réponses que j’attendais. Ou plutôt, les réponses qu’elles pensaient que j’attendais. Par exemple, sachant que je suis très attachée à la culture bretonne, peut-être ont-elles hésité à parler des aspects négatifs de la Bretagne.

 

b.                        Déroulement des entretiens

 

            Les entretiens, d’une durée moyenne de 20 minutes,  se sont généralement déroulés au domicile des personnes interviewées, ou, plus rarement chez moi. J’utilisais pour ce faire un petit magnétophone à cassettes. Certaines personnes faisaient un peu la grimace en me voyant l’installer ; j’expliquais alors que ces enregistrements m’étaient indispensables, et que je serais la seule à y avoir accès. Ainsi, personne ne s’est opposé à cette utilisation. Le fait d’enregistrer me dispensant de prendre des notes, les entretiens se sont déroulés presque sous la forme d’une conversation normale. On s’en rend compte à l’écoute des enregistrements : les personnes ont adopté une façon de parler familière. Jérôme est le seul qui surveille son langage ; et encore, seulement pendant les premières minutes de l’entretien, ensuite il retrouve sa façon de parler habituelle. Avant de lancer l’enregistrement je prévenais du fait que, dans mon mémoire, tous les prénoms seraient changés. La réaction la plus fréquente a été : « Oh ! tu fais comme tu veux ! ». Pourtant, personne ne savait, avant de commencer sur quoi portait ma recherche et quelle allait être la teneur de mes questions. En effet, pour obtenir les réponses les plus spontanées possibles j’ai tu le sujet jusqu’à l’entretien proprement dit. Quand je sollicitais les personnes je leur disais simplement que j’avais des questions à leur poser sur la Bretagne. Si elles m’en demandaient plus je répondais que je ne pouvais rien leur dire avant l’interview, mais que j’étais tout à fait disposée à le leur expliquer après. Ce fait a été bien accepté par tout le monde. J’ai retranscris ensuite tous les entretiens.

 

 

 

 

 

 

2)                       Le questionnaire

 

J’ai établi un questionnaire, composés de 13 questions. Ce questionnaire n’était pas figé, l’ordre des questions variait. De plus, selon les personnes, et la tournure que prenait l’entretien, je ne les ai pas toutes posées. En outre, mon questionnaire a évolué au fil des entretiens. Certaines questions se sont révélées inintéressantes, je les ai donc supprimées. Elles ne figurent pas ici. D’autres questions m’ont été suggérées par les premiers entretiens. C’est ce qui explique que je n’ai pas les réponses pour tous mes informateurs. S’ajoute à cela le fait que parfois les personnes n’ont pas répondu.

Je vais ici présenter ces questions et donner des résultats.

 

a.       Quels sont pour toi les traits caractéristiques de la Bretagne ?

 

Cette question était systématiquement la première. Elle avait en fait pour but de mettre la personne interrogée à l’aise, de mettre la machine en route. A ceux qui avaient du mal à trouver des éléments de réponse, je donnais quelques pistes de réflexions, comme la gastronomie ou la langue. Bien que je n’aie pas retranscrit les réponses à cette question, et qu’elle ne soit pas tout à fait reliée à ma recherche, elle s’est révélée très utile pour mesurer l’attachement des personnes à la Bretagne, ce qui peut être un critère déterminant, comme je le montrerai plus tard. Pour lever toutes les ambiguïtés à ce propos j’ai aussi posé directement la question de savoir si la personne se considérait plus bretonne ou plus française.

 

b.      As-tu déjà entendu parler breton ? Est ce que ça ressemble à une langue que tu connais ?

 

Ces questions servaient à ramener la conversation sur la langue. Je savais déjà que la plupart d’entre eux avaient entendu parler breton dans leur famille. La première de ces questions m’a donc servi de vérification pour celles des personnes que je connaissais moins. Celles-ci avaient également entendu parler breton avant l’interview. Les réponses à la deuxième question ont été plus variées :

Contrairement à ce que l’on entend souvent, personne n’a cité l’allemand. Peu de gens ont déjà entendu du gallois ou de l’irlandais, mais savent qu’ils font partie de la même famille de langue que le breton. Jérémy : ben je sais pas, peut être que ça ressemble aux autres langues celtiques mais je n’y connais pas grand chose.

 

c.       Est ce que les Bretons ont un accent particulier quand ils parlent français ?

            La catégorie « oui, sans doute » regroupe les personnes qui ont répondu que, puisque les habitants des autres régions ont un accent, les Bretons doivent bien en avoir un aussi. Katrina : Ben nous je sais pas, mais des gens d’autres régions de France, quand tu les écoutes, ils ont un accent. Alors nous je pense que pour les autres on doit avoir un accent aussi.

 

 

d.      Pourrais-tu décrire cet accent ?

 

Seules trois personnes ont été incapables de donner un seul élément de réponse. On peut remarquer que les deux personnes qui avaient répondu non à la question précédente  (Sandrine et Pierre-Louis) ont tout de même répondu à celle-ci. Huit personnes ont parlé de traits phonétiques, tels que la réalisation des /o/, ou des /]/ (Joseph : Par exemple les gens de Brest y’a des choses comme ça qui résument un peu la situation : « tiens, salut Jean-Claude, tu viens, on va s’en j’ter un autre on va aller le prendre en haut de la côte. Et on va s’prendre un p’tit jaune » ). Sept ont évoqué une intonation particulière (François : C'est l'intonation je trouve qui est assez marquée). Ensuite la vitesse d’élocution est citée 3 fois. (Loïc : On parle très vite). Ensuite viennent des jugements plus personnels sur la façon de parler : elle est considérée comme grave, lourde, pesante, plate, pas gaie, fermée, gutturale, mais aussi, chantée. Ces adjectifs apparaissent une fois chacun, sauf grave qui revient deux fois. On dit également des Bretons qu’ils parlent fort et avalent leurs mots.

 

 

e.       Penses-tu parler de cette façon ?

 

 

 

 

f.        Penses-tu que moi j’ai l’accent breton ?

            Les personnes que j'ai interrogées s'accordent sur le fait que j'ai peu ou pas d'accent. (Marie-Claire : Ah non, moi j’pense pas que t’aies un accent breton.). Pourtant, j'estime avoir vraiment l'accent breton, je reviendrai sur ce point dans la partie B.

 

g.      Penses-tu avoir plus ou moins d’accent que quand tu étais jeune ?

            Les trois personnes qui pensent avoir moins d’accent maintenant ont vécu hors de Bretagne et pensent avoir perdu leur accent au contact des autres.

 

 

 

h.      Si on te demande de changer d’accent, acceptes-tu ?

 

Pour cette question j’ai pris comme exemple le cadre professionnel et je formulais ma question ainsi : « Si dans le cadre professionnel[50] on te demandait de changer d’accent, si on te disait que ta façon de parler n’était pas correcte du tout, est ce que tu accepterais de faire l’effort de changer ? »

            Personne ne semble enthousiaste à l’idée de changer d’accent. Les personnes qui ont vécu hors de Bretagne refusent toutes catégoriquement cette proposition. (Philippe : Non… je change de boulot ! (rires). Non enfin je pense… on m’a jamais demandé de perdre mon accent pour commencer, mais bon, si on me le demandait je n’accepterais pas. Je dirais « ben non, écoutez, vous m’acceptez tel que je suis de toute façon, ça va pas entacher mon boulot et… ».) Ceux qui accepteraient éventuellement de changer d’accent ne le feraient que dans des conditions bien précises, s’ils n’avaient guère le choix. (Jérémy : Je sais pas, ça dépend, ça dépend de plein de choses, mais… Si ça fait 3 ans que j’ai pas bossé, que j’ai besoin de fric, voilà j’accepterais mais…)

 

i.        Penses-tu parler différemment dans certaines circonstances ?

 

Il est fréquent que, passant du registre paritaire au registre disparitaire[51], on change non seulement de vocabulaire mais aussi d’accent. On est aussi souvent influencé par la façon de parler de la personne avec laquelle on parle. Grâce à cette question j’ai voulu vérifier si mes informateurs avaient conscience de ces phénomènes.

             Dix personnes ont rapporté avoir plus d’accent à certaines occasions : quand elles parlent avec quelqu’un qui a un accent très prononcé, ou encore quand elles racontent des blagues. (Monique : je peux, prendre l’accent breton pour… exagérément… pour rigoler.) Cinq disent essayer de gommer un peu leur accent, par exemple quand elles parlent en public, à des non-Bretons, ou bien à des personnes d’un statut supérieur au leur.  (Jérôme : Ou si je suis en réunion je vais faire plus attention).

 

j.        Est ce que les jeunes ont autant d’accent que les anciens ?

            La catégorie « un accent différent » correspond aux trois personnes qui considèrent qu’il est difficile de comparer les accents des jeunes et des anciens tant ceux-ci sont différents.

J’ai également demandé leur sentiment à ceux qui pensaient que les jeunes ont moins d’accent que les anciens. Cinq personnes pensent que c’est dommage (Juliette : C’est dommage c’est vrai, de perdre sa culture aussi, c’est un peu dommage. Les accents, ça fait partie de… de la France. Comme on dit il y a je ne sais pas combien de sortes de fromage, il y a… pour différencier), deux que ce n’est pas dérangeant et trois n’ont pas d’avis sur la question.

 

k.      Est ce que les hommes ont plus d’accent que les femmes, ou vice versa ?

 

J’ai l’impression personnellement que les hommes ont généralement un accent plus prononcé que les femmes. Cela s’accorde avec les diverses théories affirmant que les femmes ont tendance à adopter une façon de parler plus standard[52]. Elles sont plus sensibles au prestige de la norme. En Bretagne ce sont elles qui ont imposé l’usage du français en famille pour favoriser l’ascension sociale de leurs enfants[53].

            Cette question a laissé mes informateurs assez perplexes. Ils n’avaient pas vraiment d’avis sur la question, et ceux qui ont répondu « les hommes » ou « les femmes » l’ont généralement fait sans grande conviction. (François : Je ne... je crois que ça doit être à peu près pareil. Mais par contre quand même j'ai remarqué que quand il y a des vieilles dames qui parlent à la té... à la radio, principalement à la radio, je trouve qu'elles ont plus d'accent.)

           

l.        Penses-tu que parler avec l’accent breton est un atout ?

            L’accent breton est cité comme atout pour les domaines suivants : le commerce, le contact avec les Bretons, ou pour parler breton.

 

 

 

m.   Penses-tu que parler avec l’accent breton peut être un handicap ?

            Les personnes que j’ai interrogées s’inquiétaient de l’impact négatif de l’accent breton sur l’emploi, et citaient aussi l’accent breton comme source de moquerie.

            Le taux relativement élevé de non-réponses pour cette question et la précédente s’explique sans doute par le fait que je les ai posées ensemble. Il s’avère que parfois les témoins n’ont répondu qu’à une partie de la question.

 

n.      Notation de différents accents francophones

 

A l’issu de ce questionnaire je demandais aux personnes interrogées de remplir cette feuille :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notez ces différents accents en fonction des critères donnés. 1 est la note la plus basse, 5 la plus élevée.

 

Agréable à écouter

 

Accent de banlieue                                                   1          2          3          4          5

Accent belge                                                             1          2          3          4          5

Accent breton                                                           1          2          3          4          5

Accent marseillais                                                     1          2          3          4          5

Accent parisien                                                         1          2          3          4          5

Accent québécois                                                     1          2          3          4          5

Français de la télé                                                     1          2          3          4          5

 

 

Facile à comprendre

 

Accent de banlieue                                                   1          2          3          4          5

Accent belge                                                             1          2          3          4          5

Accent breton                                                           1          2          3          4          5

Accent marseillais                                                     1          2          3          4          5

Accent parisien                                                         1          2          3          4          5

Accent québécois                                                     1          2          3          4          5

Français de la télé                                                     1          2          3          4          5

 

Les résultats sont les suivants :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

B. Représentations positives

 

            J’ai parlé dans la partie précédente du fait que la situation sociolinguistique de la Bretagne en fait un bon terreau pour le développement d’un sentiment d’insécurité linguistique, sentiment qui peut passer par un mépris ou même un rejet de son propre accent. Pourtant, la lecture des transcriptions des entretiens que j’ai réalisés laisse penser que les personnes interrogées sont tout à fait à l’aise avec leur accent, et qui plus est, qu’elles l’aiment bien. Dans cette partie, je développerai donc les différents faits qui montrent cela, puis j’expliquerai quelles pourraient être les causes de cette perception positive.

 

 

            I. Ce que les entretiens nous enseignent

 

1)      Les notes

 

Demander à mes témoins de noter différents accents n’avait pas pour but d’établir un classement des accents les plus prisés. Je suis persuadée que plus on apprécie des gens, plus on aimera leur accent ; l’inverse est également vrai. Ainsi, en remplissant la grille Jérôme s’est exclamé « Ah j’aime pas les Marseillais » avant d’attribuer un 2 à leur accent. En proposant ce petit exercice, assez anodin en apparence, je pensais pouvoir disposer de données précieuses pour mesurer l’opinion des Bretons sur leur accent.

Parmi les sept accents que je proposais d’évaluer[54], l’accent breton est celui considéré comme le plus agréable à écouter (à égalité toutefois avec l’accent québécois). Ceux qui sont parfois appelés affectueusement « Nos cousins québécois » bénéficient en France d’un large capital de sympathie qui se retrouve dans la notation. La faible attirance des Bretons pour Paris et sa banlieue explique que leurs accents respectifs se trouvent dans le bas du tableau.

L’accent breton bénéficie donc d’un sentiment favorable. Il est intéressant de comparer cette idée avec les chiffres avancés par Nicole Gueunier dans Les Français devant la norme[55]. L’enquête qu’elle a menée à Limoges, Lille et Saint-Denis-de-la-Réunion laisse apparaître dans ces deux dernières villes une forte opinion négative quant aux accents locaux (71 % à Lille, 64 % à Saint-Denis, contre 22 % à Limoges). Lille, en zone picarde et Saint-Denis, créolophone, sont, au même titre que la Bretagne concernées par le contact entre une langue régionale et le français. Limoges est certes située dans l’aire nord-occitane, mais on n’y fait plus beaucoup usage de l’occitan[56]. Ainsi, Nicole Gueunier défend la thèse que plus la langue régionale est parlée, plus le sentiment d’insécurité linguistique est fort. Ce n’est pas l’idée qui se dégage de mon questionnaire. Mais il est vrai que cette enquête date de plus de 25 ans. Il est fort probable que si j’avais effectué ce travail à la fin des années 1970, il aurait donné des résultats très différents, puisque le breton est beaucoup moins parlé de nos jours[57]. Toujours est-il qu’au début du XXIe siècle l’accent breton semble connoté positivement.

 

2)      Ils ne cherchent pas à changer d’accent

 

Une autre donnée qui permet d’affirmer que mes témoins sont satisfaits de leur accent est le fait qu’ils ne cherchent pas à en changer. Seules trois personnes m’ont dit faire des efforts ponctuellement, ou avoir fait des efforts, pour changer d’accent. Ainsi, Jérôme, estimant que les autres ne le comprennent pas bien, essaye de « parler plus clair, plus clair, parce qu’ [il] parle vite ». Mais il ne rejette pas son accent, et attribue d’ailleurs un 5 à l’accent breton. Il essaye seulement de faire en sorte qu’on le comprenne mieux. Dans leur grande majorité les personnes que j’ai interrogées ne cherchent pas à changer leur façon de parler. Une seule personne fait des efforts constants pour modifier sa façon de parler. De plus, 10 personnes (sur 14) refusent catégoriquement de changer d’accent. Le fait que peu accepteraient de le faire même si cela leur était imposé est révélateur. Les résultats que j’ai obtenus correspondent à ceux exposés par Marie-Louise Moreau au sujet du Cameroun, du Sénégal et du Zaïre[58]. La question posée à des témoins de ces trois pays était : « S’il existait une pilule magique qui te permette de parler le français exactement comme un Européen, tu déciderais de la prendre ? ». Le non est largement majoritaire (86 % au Cameroun, 64 % au Sénégal, 72 % au Zaïre), et ce malgré le fort sentiment d’insécurité linguistique révélé par les réponses aux autres questions.

Généralement le refus de changer d’accent est la marque d’une affirmation de soi, et d’une remise en cause d’un ordre jugé comme arbitraire. (Aline : D’abord on ne peut pas me demander contre mon gré. Monique : Je parle comme je veux !).

Beaucoup ne comprennent pas pourquoi on leur demanderait de changer. Loïc : Je ne vois certainement pas pourquoi perdre un accent… Et je ne vois pas ce qu’il a de particulier notre accent. Pour moi, on parle comme on parle. Pour Kristell, on vit avec un accent depuis sa naissance, en changer serait très difficile, et surtout cela n’a pas vraiment de sens :

Kristell : Déjà je n’accepterais pas, et surtout je ne comprendrais pas en fait. Parce que… je sais pas, je sais pas ce que j’aurais à changer, quoi. Parce que bon, ton accent tu vis avec, tu l’as depuis que… Enfin, on vit en Bretagne depuis notre naissance, on peut pas, on peut pas le changer comme ça.

 

Pierre-Louis estime que parler avec l’accent breton n’est pas une tare. Pourtant de nombreuses études ont démontré comment un accent peut influencer notre perception de telle ou telle personne[59]. Toutes montrent qu’une personne qui parle avec un accent standard est jugée plus intelligente, comme provenant d’une classe sociale plus élevée, et plus capable de diriger, qu’une personne parlant avec un accent non-standard. Par contre, celle-ci sera considérée comme plus amicale, joviale et digne de confiance. Pour en revenir à ce que dit Pierre-Louis, parler avec l’accent breton n’est pas une tare, mais pourrait véhiculer des préjugés sur les locuteurs.

De plus, en changeant d’accent certains auraient aussi l’impression de renier une part d’eux-mêmes. Martine : Je trouve que c’est un peu demander aux gens de renoncer à ce qu’ils sont, c’est vouloir gommer… non, ça me… je me sentirais atteinte un peu. Martine considère son accent comme une composante importante de sa personnalité : C’est tellement lié à ce que l’on est, au plus profond de toi… J’aurais l’impression de me… contrôler, d’être affectée, de ne plus être naturelle non plus, en étant, en faisant trop attention à ma façon de parler. Changer d’accent serait un peu vécu comme une trahison, la perte de son identité. Même si Marie ne l’exprime pas en des termes aussi précis, on sent aussi qu'elle aussi considère son accent comme faisant partie intégrante d’elle :

E[60] : Est-ce que tu changerais d’accent, si tu y étais obligée, dans le cadre de ton travail par exemple ?

Marie : Ah ben non !

E : Tu ne changerais pas ?

Marie : Ben non !

E : Pourquoi pas ?

Marie : Ben je sais pas, c’est mon accent, c’est comme ça !

 

3)      "C'est dommage que l'accent disparaisse"    

 

Parmi les dix personnes que j’ai interrogées à ce sujet, la moitié trouve dommage que l’accent breton disparaisse. Personne n’a estimé que c’est plutôt une bonne chose. Certes, deux personnes pensent que la disparition de l’accent n’est pas dérangeante, mais elles ne prennent pas pour autant position contre lui. Ceux qui déplorent la perte de l’accent le font au nom de la diversité. Juliette : Parce que si on devient tous uniformes, c’est pas bien non plus quoi ! Si on est tous pareil, si on a le même accent, c’est pas bien non plus quoi, c’est ça qui me différencie au fond. L’accent breton permet de se distinguer des autres.

E : Est-ce que c’est dommage que l’accent se perde ?

Marie : oui ! ouais, ben ouais. Parce que c’est l’identité un peu quand même, la spécificité bretonne c’est quand même l’accent, en gros quoi.

 

L’accent breton n’est pas le seul concerné. Ainsi, Antoine dénonce « l’accent plat » qui a remplacé les accents régionaux, surtout dans les villes : On pourrait faire une échographie comme ça [il trace une ligne horizontale de la main] C’est plat, plat. Il attribue ce phénomène à l’influence des médias. C’est aussi le cas de Monique : Peut être que ça standardise. L’influence de la télé peut être, je sais pas. 

On note donc chez certains un fort attachement aux accents régionaux en général, et à l'accent breton en particulier.

 

            4) Où sont les "ploucs" ?

 

L’origine de ce mot qui désigne à l’origine un « paysan mal dégrossi »[61] est incertaine. Pour certains ce serait une apocope des noms de villes bretonnes commençant par Plou, tandis que d’autres y voit une déformation du mot « ploum » qui signifie « rustre ». Son sens s’est aujourd’hui élargi pour qualifier toute personne balourde, sans façon, qui n’est pas à la mode. Que « plouc » trouve ou non son origine en Bretagne, il a souvent été utilisé pour décrire les Bretons. Ainsi je pensais qu’il serait omniprésent lors des interviews. En fait il n’a été cité que deux fois. En encore, il ne représente pas la pensée de l’énonciateur, mais ce que celui-ci pense connaître du jugement des autres. Ainsi, quand Martine l’utilise c’est pour définir ce que « certains Français » pensent de l’accent breton : Avoir l’accent breton, c’est quand même un peu plouc, entre guillemet. Marie-Claire l’utilise de la même manière :

E : Est-ce que ça peut être un handicap ? D’être à Paris, par exemple, quelqu’un qui parle avec beaucoup d’accent breton, est ce que ça peut être un handicap ?

Marie-Claire : Ah ben, je sais pas… S’il est intelligent autrement, j’pense pas. Mais bon, on va dire « Quel plouc ».          

 

De plus, il est intéressant de noter que lorsque j’évoque mon sujet de recherche, mes interlocuteurs réagissent à peu près de la même manière. En effet beaucoup pensent savoir ce que les personnes que j’ai interrogées ont dit de l’accent breton : que c’est plouc. Comme je viens de le montrer, ce n’est pas du tout le cas. Il semblerait donc que de nombreuses personnes pensent que les autres définissent l’accent breton comme « plouc », sans pour autant le faire eux-même.

             

 

II. Explications

 

1)      Les gens n’entendent pas leur accent

 

Au cours de mes entretiens j’ai été frappée par le fait que souvent les personnes n’entendent pas vraiment l’accent breton. Certaines me l’ont dit : Loïc : Enfin, je sens peu de différences entre les gens qui n’ont pas d’accent ou peu d’accent en fait. Je capte pas trop. Marie : Mais moi je l’entends pas. On ne peut pas être gêné par quelque chose dont on n’a pas vraiment conscience. Une autre chose qui montre que mes témoins n’entendent pas l’accent, est le fait que la plupart considèrent que je n’ai pas d’accent, ou très peu. Marie-Claire : Ah non, moi j’pense pas que t’aies un accent breton. Pourtant j'estime que c'est le cas. Une comparaison de ma façon de parler avec la description que j'ai donnée de l'accent breton dans l'introduction montrerait que je réalise les /a/ et les paires /e/ /e/ et /o/ /]/ à la bretonne. Selon les occasions j'ai aussi tendance à accentuer mes mots sur l'avant-dernière syllabe et à me conformer à la "loi de l'économie" que j'ai décrite.

Cela dit, les gens se doutent qu’il y a un accent breton puisque les habitants des autres régions ont, eux aussi, un accent. Donc pourquoi en irait-il autrement pour les Bretons ? (Katrina : Ben nous je sais pas, mais des gens d’autres régions de France, quand tu les écoutes, ils ont un accent. Alors nous je pense que pour les autres on doit avoir un accent aussi). C’est d’ailleurs généralement en sortant de Bretagne que l’on identifie les traits distinctifs de l’accent (Marie : mais c’est quand on va ailleurs en fait, et quand on entend l’accent des autres qu’on se rend compte que les a on les fait un petit peu a[62].).

 

2)      L’accent n’est plus aussi fort

 

            Les traits phonétiques que j’ai exposés dans l’introduction s’entendent quotidiennement en Basse-Bretagne, chez des personnes de tout âge, et de toutes les classes sociales. Pourtant, l’accent est de moins en moins marqué. Ceux qui sont a priori les plus susceptibles de parler avec un fort accent, les bretonnants de naissance sont de moins en moins nombreux. 11 personnes ont d’ailleurs estimé que les jeunes ont moins d’accent que les anciens (Antoine : Je crois que les jeunes ont beaucoup moins d’accent maintenant.), tandis que 3 pensent que l’accent des jeunes est complètement différent de celui des personnes âgées (Katrina : Enfin, on a pas vraiment l’accent breton, parce que quand tu entends les anciens parler, c’est pas le même accent que nous, quoi.). Les traits caractéristiques sont donc atténués, le français de Basse-Bretagne se rapproche de plus en plus de la norme. Ses locuteurs sont par-conséquent moins sujets à des remarques ou critiques.

 

3)      Être naturel avant tout

 

            Pour certains l’attachement à l’accent breton est dû avant tout à un attachement au naturel. Ils veulent rester fidèles à ce qu’ils sont.

E : Pourquoi n’aurais-tu pas accepté de changer d’accent ?

Loïc : Parce que je n’aurais pas été naturel.

[…]

E : Est-ce que tu parles différemment selon les circonstances ?

Loïc : Non, toujours pareil, toujours naturel

 

Pierre-Louis : j’estime que dans la vie il faut être naturel, c’est tout. Et que ce soit, dans ses comportements, ses analyses ou heu, sa manière de s’exprimer. L’accent fait partie d’un tout, c’est une qualité intrinsèque. S’en débarrasser reviendrait à ôter quelque chose à ce tout, ce qui résulterait en un déséquilibre.

Une des définitions données par le Larousse[63] pour l’adjectif « naturel » est la suivante : « qui tient à la nature d’un homme, qui n’a pas été acquis ni modifié ». L’accent, considéré comme quelque chose d’inné, cela semble un peu paradoxal puisqu’on parle à juste titre d’acquisition de la parole. Un enfant apprend véritablement à parler, avec pour professeurs ses parents et les personnes qui l’entourent. Et pourtant ce concept d’accent inné est sous-jacent chez certains des témoins. Jérôme : parce qu’on est né avec, on l’a, on l’a pas. Kristell : Parce que bon, ton accent tu vis avec, tu l’as depuis que… Enfin, on vit en Bretagne depuis notre naissance, on peut pas, on peut pas le changer comme ça. Kristell se reprend, pour ne pas dire « tu l’as depuis que tu es né », mais on sent bien que c’est l’idée qui domine. Ils considèrent donc l'accent, et au-delà de lui, la culture elle-même, comme des choses avec lesquelles on naît, et non des choses que l'on acquiert. L'identité ne serait donc pas quelque chose que l'on construit mais un héritage.

 

 

4)      L’accent comme marqueur d’une communauté

 

Plusieurs personnes ont dit avoir plus d’accent quand elles racontent des blagues entre amis. Les plaisanteries paraissent plus drôles si elles sont dites avec l’accent breton et celui qui sait bien l’imiter est mis en valeur. Katrina : Quand on fait les andouilles, enfin quand on déconne, on essaye d’accentuer notre accent. Je ne pense pas que ce soit pour se moquer des personnes qui parlent ainsi ; au contraire, c’est pour se rapprocher d’elles. En effet, en de telles occasions, tout le monde reconnaît l’accent de ses parents ou grands-parents. L’accent breton permet dans ce cas de cimenter le groupe. Autrefois, à la campagne, les liens entre les membres de la communauté étaient très forts. On s’entraidait entre voisins pour les grands travaux des champs. La solidarité jouait à plein. C’est du moins l’idée que nous avons aujourd’hui du monde dans lequel vivaient nos ancêtres. On reproche à la société actuelle d’être beaucoup plus individualiste ; ainsi on déplore le fait que, dans les villes, on dise à peine bonjour à sa voisine de palier.

Mais en parlant français avec un fort accent breton, on s’inscrit dans un groupe homogène qui a pour but de se rapprocher du mode de vie des grands-parents, de retrouver des valeurs perdues. A la grande surprise de l’enquêtrice, les jeunes Bretons de 13 à 16 ans, interrogés par Rachel Hoare dans le cadre du test du locuteur masqué[64] ont noté le breton le plus favorablement pour ce qui est de la solidarité[65]. Les jeunes générations ne parlant presque plus breton, elles se raccrochent dans cette entreprise de recréation d’un groupe à ce qui est le plus facilement réalisable pour elles, c’est-à-dire le français parlé avec l’accent breton. Dans le cadre d’une diglossie[66] franco-française, le français de Basse-Bretagne occupe la place du registre bas, tandis que le français standard, la langue parlée l’école ou à la télévision correspond au registre haut ; par conséquent l’accent breton, de part son côté paritaire[67], se voit attribuer des caractéristiques liées au côté affectif.

 

5)      Le renouveau de la culture bretonne

 

            Depuis les années 1970 la Bretagne a connu un renouveau culturel qui est, je crois, le principal facteur de changement de représentation des Bretons sur eux-mêmes.

 

 

 

 

 

a.       Le breton

 

Victime d’un rejet après la fin de la deuxième guerre mondiale, le breton a fini par retrouver une nouvelle légitimité : un sondage de 1997[68] atteste que 88 % des Bas-Bretons souhaitent le conserver. La loi Deixonne de 1951 autorise l’enseignement facultatif des langues et dialectes régionaux. En 1977 s’ouvre la première école Diwan, où l’enseignement se fait entièrement en breton. Les écoles Diwan scolarisent aujourd’hui presque 2800 élèves, de la maternelle au lycée. Les filières bilingues se sont elles aussi multipliées autant dans l’enseignement public que catholique, elles concernent cette année 5900 jeunes. Il est aussi possible de choisir l’option breton en Langue 2 ou LV3. Des cours du soir rassemblent 8000 adultes désireux d'apprendre la langue[69]. Le nombre de bretonnants de naissance diminue (plus d’un locuteur sur deux a plus de 65 ans) mais apprendre le breton n’a jamais suscité autant d’enthousiasme.

La langue bretonne commence également à trouver sa place dans la vie publique. Des panneaux routiers bilingues fleurissent au bord des routes, des radios qui l’utilisent comme langue unique[70] émettent en permanence, tandis que d’autres[71] programment des émissions en breton. France 3 Ouest diffuse chaque semaine deux émissions en breton, et quotidiennement un flash d’information et un bulletin météo sont dits en langue régionale. Le breton fait même son entrée dans la vie économique en devenant un outil de marketing. Volkswagen l’a utilisé pour une de ses publicités, et le Mac Donald de Carhaix s’en sert pour la signalétique de son restaurant.

S’il reste encore des efforts à faire en faveur du breton, notamment sur le plan politique, il n’est plus aujourd’hui considéré comme une sous-langue à éradiquer. Les Bretons en sont plutôt fiers ; en 2001, 80 % d’entre eux étaient favorables à son enseignement[72]. C’est le breton qui donne sa coloration au français de Basse-Bretagne. Rien d’étonnant donc à ce que les représentations attachées à chacune de ces variétés suivent des courbes parallèles, et que le prestige retrouvé du breton rejaillisse sur l’accent breton en français.

 

b.      Le renouveau de toute la culture bretonne

 

La langue n’a pas été le seul élément concerné par le mouvement de renouveau culturel initié dans les années 1960 et 1970. La musique et la danse notamment en ont largement bénéficié. Dans les années 1970, un jeune harpiste nommé Alan Stivell remet la musique traditionnelle bretonne au goût du jour en l’alliant à des rythmes plus rock. Il entraîne dans son sillage de nombreux musiciens. Les festou-noz rassemblent jeunes et moins jeunes amateurs de danse. Les plus motivés rejoignent des cercles celtiques, groupes chorégraphiques, derniers conservatoires des costumes anciens. Les années 1980 voient le phénomène s’essouffler un peu, mais il reprend de la vigueur au milieu de la décennie suivante. Aujourd’hui la musique bretonne est multiple et variée ; du kan-ha-diskan, chant traditionnel a capella à EV, groupe de rock breton qui chante en breton, des bagadou, formés sur le modèle des pipe-bands écossais à Archetype, quatuor à cordes qui mêle musique bretonne et musique classique, elle séduit un large public et pas seulement en Bretagne. Le succès des Nuits Celtiques organisées au Stade de France, à Paris, en témoigne. La Bretagne fait même des envieux dans d’autres régions de France qui n’ont pas su, ou réussi, à garder vivant leur patrimoine culturel.

La Bretagne, jadis dénigrée est maintenant une région enviée. Le changement est important. Les Bretons ont plutôt une bonne réputation parmi la population française. Un sondage de 1991 portant sur L’image des régions vue par les Français[73] montre que 80 % de la population française ont « beaucoup » ou « assez » de sympathie pour les Bretons, ce qui place la Bretagne en tête de toutes les régions. Signes des temps, des autocollants BZH[74] ornent l’arrière des voitures, et remplacent même parfois le sigle F sur les plaques minéralogiques. Loïc : Si, ici je le mets pas, mais quand j’étais dans d’autres régions je mettais systématiquement un petit « Gwenn ha du[75] » sur la vitre, et puis un autocollant BZH. Les Bretons ne se cachent plus, ils sont fiers de leur identité et la revendiquent. L’accent participe à ce phénomène. Ainsi, pour Marie c’était une façon de d’affirmer son identité bretonne lors de ses études en Normandie.

Marie : Et puis je pense que là bas par contre y’a des fois où… où on forçait peut-être plus l’accent, où on partait… Ben il faut quand même qu’on reconnaisse notre identité quand on n’est pas là.

 

6)      Une réponse à la mondialisation

 

            L’hégémonie américaine se renforçant, l’idée d’une disparition rapides des cultures nationales et régionales se fait sentir. Dans toutes les grandes villes du monde, on peut commencer sa soirée devant un hamburger, puis voir Titanic ou Star Wars au cinéma, un sachet de pop-corn dans une main et une canette de Coca-Cola dans l’autre. Pourtant, la diffusion massive de ce modèle agace, quand elle ne fait pas peur. Chacun cherche donc une façon de renforcer ses particularités. Cela peut se traduire, par exemple, par une montée du fondamentalisme religieux. Mais tout le monde ne plonge pas dans l’extrémisme. En France on assiste souvent à une quête d’authenticité. Tout ce qui est ancien attire. La généalogie fait de plus en plus d’adeptes. Le groupe Yahoo ! France consacré à la généalogie recense plus de 800 sites sur le sujet[76]. On s’applique à rechercher ses racines, on parle avec fierté de ses aïeux du XVIIIe. Le passé n’est plus passé de mode.

Comme les autres, les Bretons sont confrontés à ce sentiment de nivellement culturel[77]. Alors ils se raccrochent aux traits les plus visibles qui ont fait l’originalité de leur région. La tendance actuelle veut que l’on déplore le fait que les paysans des années 1960 aient troqué leur mobilier en chêne massif pour des cuisines en formica, faisant le bonheur des antiquaires. On en oublierait presque qu’un lit clos[78] n’est pas la plus confortable des couches et que l’éponge est plus facile à manier que la cire. Cette résistance à la mondialisation a aussi son importance dans le renouveau culturel. Au lieu de danser en boîte de nuit sur les mêmes rythmes qu’à Londres ou Mexico, beaucoup de jeunes se tournent vers les festou-noz. En dansant la gavotte comme le faisaient les anciens on cultive sa spécificité.

Dans un monde en mouvement, où les échanges interrégionaux et internationaux sont de plus en plus faciles, venir de quelque part prend une grande importance. On plaint les Parisiens déracinés qui n’ont plus de lieux propres auxquels se rattacher. Et une des choses les plus à même de prouver que l’on vient bien de quelque part c’est de parler avec un accent régional. Dans ce cas précis l’accent fonctionne mieux qu’une carte d’identité ou un extrait de naissance, puisqu’il délivre immédiatement les informations. Dotés de cette faculté intéressante, les accents trouvent donc une part de légitimité.

           

7)      En paix avec leur accent

 

            L’enquête réalisée par Gudrun Ledegen[79] montre que, pour ce qui est de la prononciation, les étudiants belges[80] interrogés (de Louvain-la-Neuve et Nivelles) font preuve de plus de sécurité linguistique que les étudiants français[81] (de Tours). Ceux-ci cherchent plus à améliorer leur prononciation et ont plus tendance à s’hypercorriger. Or, on aurait attendu le phénomène inverse, étant donné que l’accent belge est fréquemment stigmatisé, alors que le français des Tourangeaux est très largement considéré comme une des façon de parler les plus pures et les plus correctes qui soient[82].

Une des hypothèses avancées par G. Ledegen pour expliquer ce phénomène est le fait que les étudiants belges sont « en paix avec leur façon de parler ». M. Francard avait déjà évoqué cette situation, et l’avait expliqué par le fait que l’école en Wallonie ne fait plus la guerre aux dialectes. Les jeunes sont donc moins confrontés que les générations précédentes au dénigrement de la langue régionale et ressentent moins de sentiments négatifs vis à vis de leur accent[83]. Je crois que l’on retrouve ce phénomène en Bretagne. Le breton n’est plus dénigré systématiquement dans les écoles, les jeunes ont donc moins de raison de se poser des questions sur leur façon de parler, et de là, de le vivre mal. D’ailleurs, même si toutes les personnes que j’ai interrogées se sont prêtées de bonne grâce à mes questions, j’ai bien senti que certaines se demandaient pourquoi et comment je pouvais m’intéresser à ce sujet (Pierre-Louis : Elles sont étranges tes questions là.). Interrogés sur les caractéristiques de l’accent, mes informateurs n’ont en général pu donner qu’un ou deux éléments phonétiques. Cela prouve, je crois, qu’ils n’avaient jamais vraiment réfléchi à la question. S’ils ne s’y sont pas attardés c’est bien la preuve que cela ne les perturbe pas outre mesure.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C. Les manifestations de l’insécurité linguistique

 

            Cependant, bien que les représentations positives dominent à première vue, une analyse plus approfondie des entretiens révèle de nombreuses traces d’insécurité linguistique.

 

 I. L’image renvoyée par les autres

 

Si les personnes que j’ai interrogées se déclarent globalement satisfaites de leur façon de parler, il n’en reste pas moins que certaines font état de griefs contre les autres Français, et surtout contre les Parisiens. Ceux-ci sont accusés de dénigrer les accents régionaux, et de considérer qu’eux seuls parlent français correctement (Martine : Parce que les Parisiens ont l’impression qu’il n’y a qu’à Paris qu’on sait bien parler français, donc c’est comme un peu s’ils se permettaient de nous faire des critiques dans la façon dont on doit parler français.). Martine est celle qui parle le plus de ce phénomène. Elle utilise 7 fois les mots « Paris » et « Parisiens ». D’ailleurs elle le dit elle-même, elle se sent « très sensible à ça » et prend mal les remarques qui lui sont faites à propos de sa façon de parler : Je trouve que, quand on me ramène ça, c’est un peu péjoratif, c’est les Parisiens qui me disent ça, il y a quelque chose d’un peu critique, quoi, c’est un peu… méprisant, quoi un petit peu. Marie aussi évoque les critiques qui lui ont été faites dans l’Eure-et-Loir au sujet de son accent : Parce qu’on nous disait qu’on avait un sale accent. Invitée à développer sur ce sujet, elle renchérit :

E : On vous disait que vous aviez un sale accent ?

Marie : Ouais, ben ouais. Ouais mais l’accent parisien il n’est pas beaucoup mieux !

 

Ces propos m’ont amenée à m’interroger sur ce que les Français[84] pensent vraiment de l’accent breton. J’ai donc réalisé une petite enquête.

 

 

 

 

1)      Présentation de l’enquête

 

J’ai décidé de mener cette enquête sur internet pour toucher des personnes d’un peu partout en France, des personnes ayant eu des contacts avec des Bretons et d’autres pas. Pour la mener à bien j’ai posté une demande sur un forum[85] en ces termes :

Pensez-vous qu'il y a une façon de parler particulière en Bretagne ?
Si oui, quels sont ses traits distinctifs ?
Etes-vous capables de reconnaître un Breton à sa façon de parler ?
Que pensez-vous de cette façon de parler ? Est ce agréable à entendre ? (sur une échelle de 1 à 5, 1 étant la note la plus basse)

Avez-vous déjà été en Bretagne ? Si oui, combien de temps y avez vous passé ?
Si non, fréquentez-vous des Bretons ?

 

            J’ai aussi sollicité par e-mail quelques amis français, leur posant exactement les mêmes questions. J’ai eu en tout 14 réponses. 1 personne habite en Bretagne ; 3 sont d’origine bretonne, et 1 y a résidé pendant 4 ans. Les autres personnes connaissent la Bretagne pour y avoir passé des vacances.

 

2)      Les réponses

 

·         Pensez-vous qu'il y a une façon de parler particulière en Bretagne ?

La majorité des informateurs pensent qu’il y a une façon de parler particulière en Bretagne. Diego : Je crois effectivement que les bretons ont une manière particulière de parler (surtout les bigoudins) [86].

 

·         Parmi ceux qui ont répondu « oui », ou « il paraît » à la question précédente, combien sont capables de citer un ou plusieurs traits caractéristiques ?

            Les réponses sont très différentes. Soit les personnes sont incapables de donner un seul élément (Moonila : Je ne sais pas car je ne distingue pas les différents accents du nord (plus haut que Limoges pour moi) ), soit elles font un exposé très clair des caractéristiques de la façon de parler en Basse Bretagne et citent de nombreux traits phonétiques. Mais il faut préciser que deux de ces quatre personnes sont des linguistes qui vivent, ou ont vécu en Bretagne ; les deux autres donnent des réponses plus simples. Pat1 : Oui, je pense que les Bretons parlent très vite et avec un accent bien particulier dû je crois à l'accentuation de certaines syllabes. Michel K :

Sérieusement, je trouve que le Breton (de "base, càd  pas un "expatrié"...) parle le français de façon un peu "gutturale" (pas facile à exprimer...) Disons que l'on retrouve dans le français parlé par le Breton cette musique un peu "hachée" de la langue bretonne...

 

 

 

 

 

 

 

 

·         Etes-vous capables de reconnaître un Breton à sa façon de parler ?

            Ici encore, ceux qui disent pouvoir identifier un Breton grâce à sa façon de parler sont surtout ceux qui ont habité ou habitent en Bretagne. La majorité des gens qui n’ont eu avec des Bretons que des contacts ponctuels (souvent à l’occasion de vacances en Bretagne) en sont incapables. Ced :

Personnellemen, je n'en serais pas capable, sauf quand (e là, je le dis en toute amitié e en rigolant) ma copine R. imite le pecheur breton qui rentre au port. Mais d'une manière générale, je ne le reconnais pas plus que ça, peut etre parce que je ne "vis" pas assez avec eux.).

 

·         Que pensez-vous de cette façon de parler ? Est ce agréable à entendre ?

Je n’ai pas eu tout à fait les résultats escomptés pour cette question. Peu de gens ont vraiment mis une note, donc je ne peux pas faire de moyenne. Néanmoins, les tendances qui se dégagent sont soit un sentiment de sympathie (Diego : Quand à la note 5 car j'adore tous les accents (sauf le parisien qui est malheureusement le mien) ), soit une relative indifférence (Daraxt : heu... comme j'estime ne pas entendre d'accent particulier je pense qu'un(e) breton(ne) doit etre aussi agreable a entendre qu'un autre français.). Il n’y a qu’une seule réaction négative, mais qui n’est pas vraiment dirigée contre l’accent breton (Didine : 2 (de part mon allergie à l'accent du Nord, les similitudes étant importantes) ).

 

3)      Analyse

 

On l’a vu, si la majorité des gens pensent qu’il y a effectivement une façon particulière de parler en Bretagne, peu sont capables de la définir ou de reconnaître un Breton en l’entendant parler. De plus il est intéressant de noter que ceux qui ont pu m’entendre parler[87] assimilent mon accent à d’autres qu’ils connaissent mieux : l’accent charentais pour Kokoyaya, qui est originaire de là (Ben il paraît que oui mais je te jure que si tu vas en Charente maritime, tu auras le même accent qu'eux (pour ce que j'ai entendu de toi à la radio)), et l’accent ch’ti pour Didine qui est du Nord. Je cite aussi ici le témoignage de Ced, qui va dans le même sens :

Ced : ma grandmère (celle qui è berrichonne) m'a dit un jour que l'intonation de la langue bretone è proche de celle du dialecte berrichon. Elle m'a dit ça ya bien longtemps car elle me parlait d'une amie a elle qu'elle avait eu e qui était bretone.

 

Il semble donc que l’accent breton n’est pas très caractéristique. De plus, personne n’a pris position contre lui. Il est vrai que là encore ces gens me connaissent, même si ce n’est que par écrans interposés, et n’ont peut-être pas voulu me vexer en critiquant l’accent breton, mais je pense que dans l’ensemble ils ont été honnêtes.

Cette enquête montre donc que l’accent breton n’est pas particulièrement dénigré en dehors de la Bretagne. Pourtant, les Bretons sont persuadés du contraire. Et pour eux les Parisiens remportent la palme des personnes les plus critiques. Paris est une ville qui fait presque peur. Les Bretons redoutent les remarques et les jugements de ses habitants (Juliette : Ma sœur qui rigolait là : « Ah, si celle là était venue à Paris, qu’est ce qu’on aurait rigolé d’elle avec un accent pareil ! ».). Ne doit-on pas y voir la marque d’un complexe d’infériorité ? Bien souvent on ne craint que les gens que l’on estime supérieurs à soi-même.

Il est intéressant de noter que ceux qui font le plus mention de Paris dans ce cadre-là sont ceux qui n’ont de la capitale qu’une vision extérieure, c’est à dire ceux qui n’y ont jamais vécu. Claudine et François, qui ont habité en région parisienne pendant plus de 40 ans n’évoquent pas ces propos désobligeants qui seraient propres aux Parisiens. Joseph, qui y a fait ses études, non plus. Certes, certains de mes témoins ont indéniablement subi de telles remarques mais je crois que cette opposition persistante aux Parisiens est due à une amplification des faits, une sorte de fantasme négatif. Telle la rumeur qui enfle à force d’être répétée, les critiques faites à certains Bretons expatriés ont été exagérées. Je ne cherche pas à minimiser ces remarques, en effet, de nombreux témoignages montrent que, par le passé les Bretons et leur accent ont souvent été stigmatisés. Par contre, à l’heure actuelle c’est, je crois, moins le cas. Comme partout, la façon de parler des Bretons tend à se standardiser. L’immense majorité des moins de 60 ans a le français pour langue maternelle et le parle donc avec beaucoup moins d’accent que ne peuvent le faire les bretonnants de naissance. Par conséquent il y a moins de raisons de critiquer leur façon de parler. Cependant, ces personnes ont souvent entendu parler de ces remarques péjoratives, et elles ont fait leur le récit de ces critiques. En quelque sorte elles ont reçu l’insécurité linguistique en héritage. Les Bretons sont donc sensibilisés à cette question, et la moindre remarque au sujet de l’accent prend immédiatement une grande importance.

 

 

II.                « Je t’aime moi non plus », attitudes positives et négatives vis-à-vis de l’accent

 

1) Les adjectifs utilisés pour décrire l’accent.

 

L’accent breton est celui qui a été le mieux noté quand j’ai demandé à mes informateurs d’évaluer plusieurs accents francophones. Pourtant les caractéristiques données pour le décrire ne sont guère élogieuses. A part « chanté », cité une fois, elles sont toutes péjoratives (grave, lourd, pesant, plat, pas gai, guttural, fermé. Il est aussi dit que les Bretons parlent vite et avalent leurs mots). Marie-Claire utilise 7 fois l’adjectif « lourd ». Mais c’est finalement assez logique de retrouver ce genre de propos chez Marie-Claire qui dit clairement qu’elle n’aime pas l’accent breton : Non, j’aime pas non, en français non, j’aime pas. Non, ça ça m’ennuie parce que… " oh j’dis quel accent !… ". Ce qui l’est moins c’est la contradiction que l’on retrouve chez certains qui disent bien aimer l’accent breton, qui lui donne une bonne note, mais qui le définissent en des termes péjoratifs. Claudine - 4 sur 5 pour le critère « agréable à écouter » -  : C’est assez guttural, je crois, c’est assez, j’trouve qu’on pèse beaucoup sur, heu… ; Aline – 4 sur 5 également – : , c’est comme tout le reste, c’est « poum, poum, poum » [en tapant du plat de la main sur la table]. Et un peu plus tard, évoquant le fait que j’ai, selon elle, perdu un peu de mon accent, elle ajoute : On dirait que c’est plus léger, tu vois, il n’y a pas cette torpeur.

En étudiant les réponses on remarque que relativement souvent les personnes tentent d’adoucir leurs propos, ou de se désengager. Par exemple Claudine, après l’extrait que j’ai cité plus haut, précise bien : Comment traduire ça ?… Si c’est facile à reconnaître quand même. Mais c’est pas une critique ! C’est vraisemblablement pour moi qu’elle précise ça, pour que je ne sois pas vexée. Bien que je n’en ai pas parlé du tout lors de l’interview, elle suppose sans doute[88] que j’aime l’accent breton.

Jérémy, lui, tente d’expliquer que ce qu’il dit ne représente pas son propre avis, mais ce qu’il a entendu dire : Justement, je dirais, plat, c’est plat, enfin c’est ce qu’on me disait, c’est plat, pas très gai. Toujours est-il que c’est bien ce qu’il énonce. Il le répète même, après sa justification. En fait tout laisse à penser que les Bretons ont assimilé les jugements des autres, et surtout comme je l’ai montré, ce qu’ils pensent savoir de l’opinion des autres. Ils sont maintenant persuadés que l’accent breton est moche. Il faut dire que le dédain affiché pour les langues et les accents du nord ne date pas d'hier. Au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau, fidèle à la théorie des climats de Montesquieu expliquait la supériorité des langues méridionales en ces termes :

Dans les climats méridionaux, où la nature est prodigue, les besoins naissent des passions ; dans les pays froids, où elle est avare, les passions naissent des besoins, et les langues, tristes filles de la nécessité, se sentent de leur dure origine.[89]

 

Il livre ensuite une description comparée des langues méridionales et des langues du nord :

Celles du Midi durent être vives, sonores, accentuées, éloquentes, et souvent obscures à force d’énergie : celles du nord durent être sourdes, rudes, articulées, criardes, monotones, claires à force de mots plutôt que par une bonne construction.

 

Force est de constater que les qualificatifs utilisés par mes informateurs pour décrire l'accent breton sont du même ordre que ceux de Rousseau. "lourd" et "plat" renvoient à "monotone", "guttural" à "rude", et le fait que les Bretons parlent fort à "criarde".

 

Cependant considérer leur accent comme moche n'empêche pas certaines des personnes que j'ai interrogées de l’aimer, et même parfois de le glorifier[90]. Et je rappelle ici que le sentiment d’insécurité linguistique chez un individu peut se manifester autant par un rejet de sa façon de parler que par l’attribution d’un certain prestige.

 

2)      Dépréciation et glorification

 

Fidèles aux conséquences de l'insécurité linguistique que je viens d'énoncer, les personnes que j'ai interrogées font parfois montre d'un double discours. Aline, par exemple, commence par déprécier l'accent breton : Ben c’est pareil, c’est comme tout le reste, c’est « poum, poum, poum » [en tapant du plat de la main sur la table], qu'elle associe à la culture bretonne, qui, pour elle est "un carcan, [dont] on n’arrive pas à […] sortir" Mais, à partir du moment où je suggère qu'on pourrait lui demander de le perdre, elle se ravise et annonce que "ça ne [la] gêne pas du tout.". C'est un peu comme si une certaine fierté d'être bretonne reprenait le dessus et l'amenait à défendre ses caractéristiques.

Marie, elle, suit la progression inverse. Elle est sans doute la personne qui juge l’accent breton le plus favorablement, n’hésitant pas à accentuer le sien à l’occasion pour bien montrer qu’elle est bretonne : Je sais pas, ouais peut-être qu’inconsciemment on forçait un peu, pour que les gens sachent qu’on était breton. Pourtant, quand je lui ai posé la question de savoir si moi-même j’avais l’accent breton elle a répondu : Pas trop, ça va, enfin j’ai pas l’impression. « Pas trop, ça va ». Sans doute alors que si j’avais eu un accent plus marqué, ça n’aurait plus été. Donc, malgré son attachement à l’accent breton Marie considère qu’il ne faut pas en avoir de trop. Juste un peu, pour montrer que l’on est breton.

 

3)      Atouts et handicaps de l’accent breton

 

L’accent breton est en fait assez rarement considéré comme un atout. Certes, 7 personnes ont répondu oui à la question : « est-ce que tu penses que parler avec l’accent breton est un atout ? ». Mais 7 personnes représentent moins de la moitié des témoins. De plus, on peut remarquer que les réponses à cette question et à celle sur un éventuel handicap présentent un profil complètement différent des autres. On observe un taux élevé d’hésitations, de « je ne sais pas » (Kristell : Heu… Un atout, je sais pas… ). Ce sont les seules pour lesquelles j’ai dû faire intervenir les catégories « ne sait pas » et « pas de réponse » pour synthétiser les réponses sous forme de tableaux. Le fait que j’ai parfois fait l’erreur de poser ces questions en même temps explique sans doute les réponses incomplètes. Cela dit, il est intéressant de noter que quand les personnes n’ont répondu qu’à une partie de la question, c’est à celle portant sur le handicap :

E : Est-ce que tu penses que parler avec l’accent breton peut être un atout ou un handicap ?

Juliette : Oh… je sais pas si c’est si important que ça. C’est pas un handicap je crois pas.

            Cette question semble avoir plus inspiré les témoins que l’autre. Alors que 5 personnes ont dit qu’elles n’avaient pas d’avis au sujet de l’atout, seule une a répondu de même pour le handicap. Le côté négatif retient plus l’attention que le positif. Comme le montre mon dernier exemple ce n’est pas forcément pour affirmer que l’accent breton est un handicap, au contraire, c’est autant pour réfuter cette hypothèse (« oui » et « non » recueillent chacun 6 réponses). Mais dans un sens comme dans l’autre c’est le sujet qui provoque le plus de réactions. Ceux qui considèrent que l’accent peut être un handicap fournissent des exemples,

Joseph : Alors ouais, ça c’est encore quelque chose de très intéressant parce que… si on prend le monde du travail, par exemple si je prends l’administration, l’administration je crois que là ce sera… j’essaye d’imaginer heu.. un jury avec plusieurs personnes qui vont se présenter pour décrocher un emploi. A priori comme ça j’ai le sentiment que quelqu’un qui aura l’accent breton heu prononcé, aura moins de chance de décrocher cet emploi que quelqu’un d’autre.

 

tandis que les autres ont à cœur de prouver le contraire (Jérôme : Handicap je pense pas… parce qu’on est né avec, on l’a, on l’a pas. ). On sent donc là, chez ceux qui s’expriment, une forte mobilisation qui n’a pas autant bénéficié au mot « atout ».

 

4)      Analyse épilinguistique

 

Une analyse très fine de ce qui est dit et de la façon dont c’est dit révèle aussi de nombreux points intéressants, et permet notamment de mettre en relief toutes les stratégies d'évitement mises en place pour éviter d'avoir à donner un avis personnel.

 

a.       les pronoms

 

La façon dont les personnes interrogées utilisent les pronoms peut être révélatrice. J’ai basé mon étude sur l’usage des « je » et « on » ( ou « nous », mais il n’a été que très rarement utilisé). Mes questions étaient le plus souvent posées à la deuxième personne, par exemple « Est ce que tu accepterais de changer d’accent ? », et les personnes étaient invitées à donner leur avis propre. Je spécifiais bien en début d’entretien que ce qui m’intéressait c’était ce qu’elles-mêmes pensaient. Le pronom attendu dans les réponses serait donc le « je ». Pourtant ce n’est pas toujours le cas. Le pronom utilisé est alors « on ».

E : Mais personne ne s’est jamais moqué de toi ?

Juliette : Non, ils ne se sont pas moqué de moi.

E :On te le dit, quoi.

Juliette : On le me dit, oui, qu’on a un… un tel accent. D’ailleurs ils ne nous comprennent pas en France ailleurs… des fois ils ne nous comprennent pas non plus quand on parle.

 

            Alors que la question s’adressait bien à elle, Juliette répond en utilisant « on » et « nous ». On retrouve exactement le même schéma chez Jérôme :

E : Quand tu te réécoutes ?

Jérôme : Et ça dépend du contexte aussi, avec qui on est à parler.

E :Tu changes ?

Jérôme : Si on est en réunion, avec des copains à raconter des blagues, ça… on change, suivant le…

 

Katrina, elle, commence par parler à la première personne, mais elle opte très vite pour le « on » :

E : Est-ce que tu penses toi avoir l’accent breton ?

Katrina : Oh, je pense que j’ai un peu, surtout dans certaines expressions, quand on parle vite, quand on dit certaines phrases qu’on prononce peut être plus en Bretagne qu’ailleurs.

 

Dans ces trois cas les personnes étaient invitées à parler de leurs propres sentiments, mais elles inscrivent leur expérience dans un groupe. Se situer dans un groupe permet de ne pas avoir à affirmer son avis et de déresponsabiliser sa parole. C’est une façon de prouver qu’on n’est pas le seul à faire telle ou telle chose, pas le seul à qui cela arrive. Ainsi on n’a pas à se justifier personnellement, puisque c’est un phénomène collectif.

 

b.      Parler des autres pour éviter de parler de soi.

 

Une autre stratégie pour éviter d’avoir à se justifier c’est de parler des autres. Jérémy par exemple minimise son accent en parlant de celui des autres notamment celui de sa copine :

E : Est-ce que tu penses toi avoir l’accent breton ?

Jérémy : Sûrement.

E : Est-ce qu‘on te l’a fait remarquer ?

Jérémy : Oui, oui. Mais après en Bretagne y’a l’accent breton, et y’a pur breton encore après. Y’a, ma copine, c’est pire, on dit l’accent brignogannais, c’est à dire, c’est vraiment bien paysan, vraiment fermé, bien paysan.

           

            Jérémy veut bien admettre qu’il a l’accent breton, mais pas trop. Pourtant, alors que je connais aussi la jeune fille en question, je dois dire que je n’ai jamais noté que son accent était plus marqué que celui de Jérémy.

            Très souvent les personnes que j’ai interrogées m’ont fait remarquer comme les habitants d’autres coins de Bretagne avaient un accent très prononcé, tandis que les informateurs eux-mêmes considéraient que dans leur propre ville l’accent était moins marqué.

Juliette fait preuve de beaucoup de franchise à ce sujet : Ah par contre à Landivisiau là, ils ont un affreux accent. C’est moche. François, lui, est plus tempéré :

François : Et je trouve que l'accent le plus marqué, je crois, à mon sens… c'est du côté de la sur la, le Pays Bigouden et tout ce coin là. Je trouve que là l'accent est assez marqué. Y'a aussi.. heu.. je dirais que le coin Plouyé, Poullaouen et tout ça aussi, il y a un accent qui paraît assez marqué aussi.

 

            Pour bien comprendre les subtilités d’une telle remarque il faut préciser que Poullaouen et Plouyé sont situés respectivement à 21 et seulement 12 kilomètres de Plonévez-du-Faou où réside François. On retrouve ici la marque du découpage de la Bretagne en une multitude de pays[91], les habitants de l’un étant bien-sûr considérés comme les pires ennemis de ceux du pays voisin. Ainsi les Plonévéziens, qui habitent en pays Dardoup ont traditionnellement des inimitiés envers les habitants de la commune voisine, le Cloître-Pleyben, qui sont eux en pays Bidar.

            Pierre-Louis, qui habite à Plougastel a un avis différent de celui de François quant au palmarès de l’accent le plus prononcé :

Pierre-Louis : J’pense quand même que c’est dans le Nord-Finistère que l’accent est le plus fort. En français aussi, toute la région légumière du nord, là c’est plus marqué, je sais pas pourquoi.

E : C'est un atout de parler avec l’accent breton ?

Pierre-Louis : […] Ah mon avis c’est pas… je pense pas… à condition que ce soit pas trop lourd. Parce que l’accent là, des gars du Nord Finistère, t’es quand même repéré à 100 lieues à la ronde.

 

Par trois fois, il évoque l'accent des habitants du Nord-Finistère. Par contre il estime que dans sa ville il n’est pas très marqué : Ici, pas tellement[92], ce qui, on le comprend bien d’après l’échange ci-dessus, est plutôt une qualité pour lui.

            Je crois qu’ici des considérations socio-économiques prennent le pas sur les considérations purement linguistiques. Pierre-Louis est maraîcher, et président d’une coopérative ; le Nord-Finistère est une grande zone maraîchère, et la SICAV de Saint-Pol-de-Léon est une coopérative importante. De là à penser que la concurrence qu’il peut y avoir entre les deux régions est la cause de l’opinion de Pierre-Louis, il n’y a qu’un pas, et j’ose le franchir allégrement. La côte léonarde produit des légumes depuis longtemps et peu mettraient en cause sa suprématie dans ce domaine. Un fort accent est justement un marqueur d’ancienneté, et donc d’authenticité, une qualité que Pierre-Louis aimerait sans doute pouvoir également rattacher à Plougastel. On trouve ici un très bon exemple de la relation qui unit perception d’une langue et appréciation de ses locuteurs.

           

c.       Les autres accents francophones

 

            Mes informateurs parlent aussi volontiers des autres accents francophones.

Pierre-Louis : Après tout c’est pas une tare ! C’est pas une tare. Les mecs qui ont un accent à coucher dehors, là du Midi, ben tu sais, j’comprends pas. Moi ça m’arrive des fois dans des réunions nationales, y’a des gars du Midi, tu comprends pas ce qu’ils racontent. Surtout quand ils commencent à jacqueter entre eux. Ils ont un accent tellement appuyé que c’est difficile à comprendre !

 

Claudine : … Oui mais, j’ai rencontré au mois de septembre des gens de Lorraine, des gens d’Alsace. Et ils ont un accent aussi, et beaucoup plus prononcé que l’accent breton.

 

 Il s’agit de montrer que l’accent breton n’est finalement pas si terrible, puisque d’autres Français parlent d’une façon encore plus caractéristique. On note ici un besoin de se rassurer sur la relative adéquation entre l’accent breton et la norme.

           

d.      En accord avec l'enquêtrice

 

On remarque aussi parfois que les informateurs attachent beaucoup d'importance au fait d'avoir le même avis que moi, quitte à l'imaginer si je ne le donne pas (et j'ai essayé de le faire le moins possible tout au long des entretiens). Par exemple Juliette dit : Mais… les jeunes oui comme tu dis, je crois n’ont pas d’accent. Pourtant je ne lui ai jamais dit que je pensais que les jeunes n'avaient pas d'accent. Mais être d'accord avec moi est plus rassurant. Comme pour toutes les stratégies développées ci-dessus cela évite de se retrouver seul à soutenir une opinion.

De plus, quand l'opinion énoncée s'oppose à ce que les personnes interrogées croient savoir de mon avis personnel, elles ont tendance à essayer d'adoucir leur propos. Après avoir défini l'accent breton en des termes peu flatteurs selon elle (C’est assez guttural, je crois, c’est assez, j’trouve qu’on pèse beaucoup sur, heu… Comment traduire ça ? Si c’est facile à reconnaître quand même.), Claudine ajoute : Mais c’est pas une critique !

 

e.       Une profusion de "je pense"

 

Utiliser la locution "je pense" permets également de tempérer ses propos. De cette façon on montre que ce que l'on dit n'est pas catégorique, pas définitif, et qui mérite encore et toujours réflexion. A côté de "je pense" on trouve des mots-outils tels que "à mon avis", "je crois" (ou "je ne crois pas"), mais "je pense" et "je ne pense pas" sont, de loin, les plus utilisés. Pour mesurer cela j'ai utilisé un programme disponible sur internet, textalyser[93], qui entre autres choses établit un classement des dix mots les plus utilisés dans un texte. Ces dix mots sont généralement des conjonctions, des articles ou des pronoms. Les deux seuls noms qui apparaissent sont généralement "accent" et "gens", ce qui correspond bien à un entretien sociolinguistique. Le tableau ci-dessous, extrait de l'analyse du discours de Claudine est représentatif de cette tendance.

 

 

 

Mot

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            Mais parfois l'analyse fait apparaître des choses inattendues. Par exemple, dans le discours de Kristell, le mot "pense" apparaît à la troisième position.

Mot

Occurrences

Fréquence

Rang

pas

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4 %

1

que

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non

9

1 %

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9

1 %

4

dans

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1 %

4

 

En effet elle a dit des choses telles que : ben je pense que dans ma classe et quand là je parle avec toi, je pense que je parle comme d’habitude, ou encore Bon je pense qu’ils en ont moins, parce que déjà les gens… les jeunes déjà ne sont pas tous nés ici. Enfin ils arrivent avec leur bagage culturel, et… non, je pense qu’ils en ont moins. Ca se perd en fait, ben je pense. Elle semble assez peu sûre d'elle. Elle et moi nous connaissons depuis longtemps et avons presque le même âge, je ne pense pas que ce soit le fait de discuter avec moi qui la gêne, mais plus certainement le sujet lui-même. Kristell n'est pas la seule à faire un usage important du mot "pense", on le trouve aussi dans les discours de Marie-Claire[94] (en quatrième position) et de Pierre-Louis (en cinquième).

 

 

III.             Rejet de l’accent breton

           

            J’ai montré jusqu’à présent que mes informateurs hésitent entre distanciation d’avec leur accent et sa promotion, ces deux phénomènes étant en fait les deux faces d’une même insécurité linguistique. C’est ce qui explique que pendant un entretien d’une quinzaine de minutes une personne peut passer d’une attitude à l’autre plusieurs fois. Chez la majorité des personnes interrogées le côté positif et le côté négatif de l’accent, à doses variables, s’entremêlent et donnent un discours plutôt modéré.

            Pourtant certaines des personnes interrogées ont une attitude beaucoup plus tranchée : elles rejettent complètement l’accent breton. Bien-entendu ce sont elles qui estiment que sa disparition n’est pas dérangeante.

Philippe : Moi personnellement ça me dérange pas que l’accent se perde. C’est plutôt… enfin que la langue bretonne se perde ce serait dommage, mais que l’accent, en lui même n’apporte pas… enfin il n’est pas très important donc… S’il se perd c’est pas très grave.

 

Marie-Claire : C’est à dire que l’accent breton est bien en breton et… puis… heu… peut être pas trop d’accent breton en français.

E : Un peu quand même ?

Marie-Claire : Pff c’est pas nécessaire. Non, je pense pas.

 

 Marie-Claire n’aime pas l’accent breton parce qu’il laisse deviner d’où elle vient : Des fois c’est même un peu lourd, quand on est ailleurs, on nous reconnaît avec cet accent-là qui est un peu un accent lourd. Et plus tard :

E :Donc on les reconnaît avec l’accent ?

Marie-Claire : On les reconnaît oui, ça m’ennuie.

 

Sandrine nie vigoureusement son existence dans un premier temps 

            E : Est-ce qu’il y a un accent particulier ici ?

Sandrine : Non ! Du tout.

alors qu’ensuite elle ajoute que les personnes âgées ont indéniablement un accent : Sauf les personnes plus âgées, où là j’ai trouvé ça flagrant, quoi. Mais en temps normal quand je vais discuter avec des gens, même des personnes que je croise, pas du tout. Plus tard dans l’interview elle évoquera aussi certaines situations qui font que parfois des personnes parlent avec un accent plus prononcé :

Heu, par moment, parce que c’est pas, je pourrai discuter avec une personne toute une journée, y’aura une phrase où ça va me faire rire, heu, parce que je sais pas, la personne va le dire plus énergiquement, ou d’une façon énervée, ou en rigolant, et ça va plus ressortir, et donc là je vais le voir.

 

            En outre, après des remarques qui lui ont été faites par des Français d’autres régions elle a pendant un moment essayé de se débarrasser d’un accent que pourtant elle estime ne pas avoir :

Et quand je les entendais m’imiter, je trouvais ça horriblement moche, quoi, et c’est pour ça que je me suis dit « oups, oups, oups, si c’est si moche que ça, il faudrait peut être que j’essaye de faire attention, que je m’applique sur les fins de phrase ». Mais bon, je me suis dit ça un mois, et puis c’est passé aux oubliettes quoi.

 

Marie-Claire et Sandrine sont toutes les deux amatrices de culture bretonne, elles ont fait de la danse bretonne et s’intéresse à la vie de la Bretagne. On peut donc remarquer qu’aimer un ou plusieurs aspects de la culture bretonne ne suffit pas pour être décomplexé vis-à-vis de sa façon de parler. Les deux femmes sont tellement persuadée que leur accent est mal perçue à l’extérieur qu’elles en arrivent à le rejeter . Marie-Claire dit d’ailleurs clairement qu’il la gêne :

E : Donc on les reconnaît avec l’accent ?

Marie-Claire : On les reconnaît oui, ça m’ennuie. Ca t’ennuie ? Ah oui, ça m’ennuie ça !

E : Dans quelle mesure ?

Marie-Claire : Ah parce que je trouve que c’est un accent lourd.

E : Donc t’aimes pas…

Marie-Claire : Non, j’aime pas non, en français non, j’aime pas. Non, ça ça m’ennuie parce que…oh j’dis « quel accent !… ». Quand les gens…

 

Elle s’interrompt là, on ne saura donc pas de quels gens elle parle. Mais il est intéressant de noter que ce sont justement les gens qui lui posent problème, plus que l’accent en lui-même. Elle dit qu’elle ne l’aime pas parce qu’il est lourd, je crois que c’est plutôt parce qu’elle a peur que les autres le trouvent lourd.

 

La situation de Philippe est beaucoup plus claire, il ne s’intéresse pas à la Bretagne, et est d’ailleurs le seul à considérer que le seul fait d’être breton est un handicap :

Quand tu dois aller t’exprimer devant une assemblée, enfin j’ai eu l’occasion de faire des séminaires et bon… Devant des personnes qui viennent d’horizons différents, et qui n’ont pas forcément un esprit très ouvert des fois, c’est vrai qu’on en rencontre toujours. C’est peut être handicapant, enfin de montrer que tu es toujours imprégné de tes origines, enfin sans pour autant les renier, mais ça peut être handicapant quand même.

 

Contrairement à Sandrine qui a abandonné au bout de quelques semaines, pour Philippe, changer de façon de parler est un effort permanent : J’essaye de contrôler, enfin, j’essaye de prononcer plus comme un Français, comme un Français moyen disons. Issu d’une famille modeste, il est l’archétype de la personne qui veut s’élever dans la société. Il y est parvenu grâce à de brillantes études (il est titulaire d’un doctorat). Mais il pense que son accent reste un obstacle à son intégration à la France moyenne comme il dit. Parmi les personnes que j’ai interrogées il est le seul à se qualifier de Français avant tout. De plus, il est intéressant de noter, comme je l’ai cité précédemment, qu’il dit que l’accent n’est pas très important. Une chose pas très importante mais qui le perturbe quand même beaucoup. Il aimerait justement que l’accent ne soit qu’une chose pas très importante.

 

 

IV.             L’avis des expatriés

 

            Dans la présentation du corpus j'ai annoncé avoir pris soin d'interroger des Bretons qui ont toujours habité en Bretagne et d'autres qui ont habité ailleurs en France pendant plus ou moins longtemps, ou bien qui y habitent toujours. Jusqu'à présent je n'ai pas fait état de cette différence dans mon analyse, les représentations et les opinions des uns et des autres ne me semblant guère affectées par ce critère. Un certain nombre de ceux que j'appelle "les expatriés" se singularise pourtant par un attachement fort à un thème en particulier : l'ouverture d'esprit. Leurs propos à ce sujet sont d'autant plus importants qu'aucune de mes questions ne portait directement là-dessus. Pour eux l'attachement à la Bretagne est une bonne chose, à condition qu'il n'occulte pas l'ouverture au monde. Cette notion se retrouve ainsi dans presque toutes les réponses que donne Aline, qui a quitté la Bretagne depuis plus de 30 ans. Au sujet de mon accent, elle dit :

Mais bien sûr, et il faut le garder. Non, non, ça n’a rien de… C’est l’originalité, ses racines… Mais tu l’as plus léger, c’est plus agréable. Et ça va avec l’ouverture d’esprit, parce que si tu voyages tu te rends compte que, si tu vis dans un pays ailleurs, un petit moment, quelques mois, on voit bien, tous les jeunes qui ont fait un parcours comme ça sont beaucoup… moins… beaucoup moins… l’esprit plus ouvert, moins critique.

 

            Elle renchérit à la question suivante :

E : Est-ce que tu penses que parler avec l’accent breton peut être un handicap ou un atout ?

Non, c’est la fermeture d’esprit qui est un handicap. Tout le reste c’est drôle, c’est sympa, c’est ce qu’on en fait. C’est juste les carcans, les idées reçues, la fermeture d’esprit, être borné, être en train de juger les autres, ça c’est dans toutes les régions, tous les niveaux social (sic), même les artistes, tout. Donc c’est pas plus breton qu’autre chose. Non, moi je pense que c’est bien de garder… Faut pas non plus tomber dans l’excès, c’est à l’inverse de l’ouverture sur le monde.

 

Elle précise que la fermeture d'esprit n'est pas une chose spécifiquement bretonne, mais la Bretagne étant le sujet de l'entretien, elle est ici visée en particulier. Aline dit ne pas considérer l'accent breton comme une marque de repli sur soi, mais on sent tout de même dans ses propos que moins la façon de parler est accentuée, plus c'est positif. D'ailleurs elle me félicite en quelque sorte d'avoir perdu un peu de mon accent, conséquence selon elle d'une année passée à l'étranger (Mais tu l’as plus léger, c’est plus agréable). Pourtant je ne suis pas certaine que ce soit vraiment le cas. C'est difficile de le vérifier mais il me semble que je parle toujours de la même façon, et c'est ce que m'ont dit mes proches, interrogés à ce sujet. Peut-être Aline a-t-elle inconsciemment associé cette qualité aux autres que j’ai acquises, selon elle, en habitant à l’étranger.

Pour Claudine aussi, parler avec un accent breton peut être synonyme de fermeture d’esprit. Elle l’exprime en ces termes : L’accent breton c’est bien. Mais bon, maintenant il ne faut pas non plus, il faut voir plus loin. Comme Aline elle précise qu’elle n’a rien contre l’accent, mais l’importance de l’ouverture d’esprit domine. On retrouve la même idée dans le discours de Pierre-Louis. Lui habite toujours dans la commune où il est né. Mais il voyage beaucoup dans le cadre de son travail, et rencontre beaucoup de personnes extérieures. Pendant l’entretien il insiste beaucoup sur le fait que « l’ouverture est une chance » :

Pierre-Louis : Ils vivent plus sous influence extérieure, avec une plus grande ouverture, et notamment la télé et les médias en général, qui apporte un éclairage extérieur. En soi c’est une bonne chose.

 

Aussi attaché soit-il à la Bretagne et à son accent (il n’accepterait en aucun cas d’en changer – c'est aussi le cas des tous les autres expatriés), il considère que cette ouverture d’esprit est plus importante que tout le reste.

Ces témoignages de personnes qui ont acquis une légitimité nouvelle en s’expatriant montrent que la Bretagne vue de l’extérieur garde une image fermée, « fermé », étant justement un des adjectifs qui ont été utilisés pour décrire l’accent.

 

            L'image de Bretons fermés contraste ironiquement avec la tendance que l'on retrouve chez la plupart de mes témoins, à savoir assimiler ce que l'on croit savoir du jugement des autres jusqu'à le faire sien et parfois en ressentir de la gêne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion

 

Ce mémoire avait pour but d'étudier et expliquer les représentations sociolinguistiques que les Bas-Bretons ont de leur accent quand ils parlent français, accent influencé par le contact avec la langue bretonne, même chez les non-bretonnants. L'élément le plus marquant qui se dégage à première vue des 18 entretiens que j'ai réalisés est que les personnes interrogées semblent très satisfaites de leur façon de parler. Je m'attendais au contraire à trouver dans le discours de mes témoins de très nombreuses traces d'insécurité linguistique, engendrée par une histoire sociolinguistique parfois difficile et des relations entre le breton et le français souvent conflictuelles, et souvent appréhendées comme encore plus conflictuelles qu'elles ne le sont par des Bretons ignorants de leur histoire.  Cependant les personnes que j'ai rencontrées étaient pour la plupart à l'aise avec leur accent, considéré  comme l'étendard on ne peut plus naturel d'une identité bretonne revendiquée. En effet, de nos jours être breton est souvent perçu comme une chose très positive, grâce en particulier aux renouveaux culturels des années 1970 et 1990, et c'est ce qui fait que parler avec l'accent breton n'est plus source d'un profond malaise comme ça pouvait l'être milieu du XXe siècle quand breton rimait encore avec arriération pour beaucoup de Français, et aussi certains Bretons qui avaient une piètre image d'eux-mêmes. 

            La première impression est donc positive. Pourtant, quand on analyse plus finement ce que les gens disent, comment ils le disent, et aussi comment ils s'arrangent pour ne rien dire, on s'aperçoit que tout ne va pas si bien. L'insécurité linguistique est bien présente. Elle peut se traduire par une glorification exacerbée de l'accent ou au contraire par son rejet total. Cependant, l'attitude qui domine parmi les témoignages que j'ai recueillis est un mélange des deux, les manifestations de l'une ou l'autre surgissant selon les questions. Ce phénomène, contradictoire à première vue, illustre en fait les deux aspects complémentaires de l'insécurité linguistique que sont l'apologie et le dénigrement. C'est ainsi que les personnes que j'ai interrogées donnent une bonne note à l'accent breton tout en utilisant des adjectifs très négatifs pour le décrire.

L'analyse des entretiens montre que la principale cause de ce sentiment d'insécurité n'est pas tant ce que les Bretons pensent eux-mêmes de leur façon de parler, mais ce qu'ils croient connaître du jugement des autres. Ainsi, persuadés que les autres Français, et surtout les Parisiens, n'aiment pas leur accent, ils en viennent à le rejeter. Mais ce ne sont là que des préjugés, et l'enquête que j'ai menée auprès de Français montrent qu'ils sont plutôt indifférents à un accent que de toute façon ils connaissent mal. Les représentations que les Bretons ont de leur accent sont donc construites sur d'autres représentations ; si les préjugés sont généralement très éloignés de la réalité, que doit-on dire des préjugés de préjugés ?

Un des chapitres de Que veulent donc les Bretons ?[95] s'intitule "Une génération décomplexée… mais pas tant que ça". Ce titre correspond tout à fait à la situation que mon étude a révélée. Les Bretons, qui, après avoir enduré railleries et mépris de la part de certains Français, sont maintenant enviés, semblent s'être affranchis de ces critiques, et parviennent même à être fiers de leur accent. Pourtant, si ces remarques ne s'entendent plus, elles sont toujours présentes dans les représentations qu'ont les Bretons de leur accent et d'eux-mêmes. Ces représentations sont-elles amenées à continuer de se transmettre de générations en générations ? Je pense que non, à mon avis d'ici une génération les jeunes seront beaucoup moins complexés, et peut-être même complètement décomplexés. Il serait intéressant de procéder à une deuxième enquête dans 20 ou 30 ans. Quoi qu'il arrive d'ici là, la situation sociolinguistique de la Bretagne sera forcément très différente de ce que l'on connaît actuellement. Je ne vais pas essayer de prédire l'avenir du breton, mais une chose est sûre, il ne sera plus la langue que les enfants entendent chez leurs grands-parents, à la différence de ce qui se passe aujourd'hui, avec toutes les représentations que cela suppose, affectivité pour certains, et rejet pour ceux qui sont gênés du fait que leurs grands-parents ne maîtrisent pas assez bien le français. L'accent breton, lui-même, sera vraisemblablement différent. La tendance actuelle fait qu'il va s'atténuant ; on peut même se demander s'il sera toujours perceptible dans 30 ans.

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

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Pour la partie historique je me suis appuyée sur un cours de sociolinguistique de Ronan CALVEZ  suivi en licence de celtique à l'Université de Bretagne Occidentale en 2001-2002.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

 

Remerciements

 

Introduction

            L'accent breton

                        1) La prosodie

                        2) Les phonèmes

 

 

A Présentation du sujet et du corpus

 

            I. Une situation sociolinguistique créatrice d'insécurité linguistique

                        1) Histoire sociolinguistique de la Bretagne

                                   a. Les origines

                                   b. À partir des premières traces écrites

                                   c. La Révolution et ses changements

                                   d. La Bretagne du XIXe siècle, une destination

                                       à la mode pour explorateurs en mal d'exotisme

                                   e. "La langue de la République est le français"

                                   f. Un complexe

                        2) Définition de l'insécurité linguistique

 

            II. Le corpus

                        1) Les entretiens

                                   a. Qui ?

                                   b. Déroulement des entretiens

                        2) Le questionnaire

 

 

B. Représentations positives

 

            I. Ce que les entretiens nous enseignent

                        1) Les notes

                        2) Ils ne cherchent pas à  changer d'accent

                        3) "C'est dommage que l'accent disparaisse"

                        4) Où sont les "ploucs" ?

 

            II. Explications

                        1) Les gens n'entendent pas leur accent

                        2) L'accent n'est plus aussi fort

                        3) Être naturel avant tout

                        4) L'accent comme marqueur d'une communauté

                        5) Le renouveau de la culture bretonne

                                   a. Le breton

                                   b. Le renouveau de toute la culture bretonne

                        6) Une réponse à la mondialisation

                        7) En paix avec leur accent

 

 

C. Les manifestations de l'insécurité linguistique

 

            I. L'image renvoyée par les autres

                        1) Présentation de l'enquête

                        2) Les réponses

                        3) Analyse

 

            II. "Je t'aime moi non plus", attitudes positives et négatives vis-à-vis de l'accent

                        1) Les adjectifs utilisés pour décrire l'accent

                        2) Dépréciation et glorification

                        3) Atouts et handicaps de l'accent breton

                        4) Analyse épilinguistique

                                   a. Les pronoms

                                   b. Parler des autres pour éviter de parler de soi

                                   c. Les autres accents francophones

                                   d. En accord avec l'enquêtrice

                                   e. Une profusion de "je pense"

 

            III. Rejet de l'accent breton

           

            IV. L'avis des expatriés

 

Conclusion

 

Bibliographie

 

 

Table des matières

 

 

 



[1] La langue de chez nous, Yves Duteil, 1985.

[2] TF1, octobre 2003.

[3] Je me réfère pour ceci à De A à Zut, Dictionnaire phonétique du français parlé de Louis-Jean Boë et Jean-Pierre Tubach, Ellug, Grenoble, 1992, 189p.

[4] Cf. François Falc'hun, Perspectives nouvelles sur l'histoire de la langue bretonne, Union Générale d'Edition, 1981, chapitre premier.

[5] L'émigration bretonne commence dès 350, à la demande des Romains qui voient là un moyen de renforcer leur système de défense côtier.

[6] Traduction de Jean Feutren, ed. Joseph Floch, Mayenne, 1977.

[7] Cf. Jean Kerhervé, "Les registres des lettres scellées à la chancellerie de Bretagne sous le règne de François II" in Ecrit et pouvoir dans les chancelleries médiévales : espace français, espace anglais, Fédération internationale des instituts d'études médiévales, Louvain-la-Neuve, 1997, pp153-203.

[8] Le premier ouvre en 1620 à Quimper.

[9] "Réflexions profitables" et "Noëls anciens et dévots". Cf. Parlons breton, Patrick Le Besco, L'Harmattan, Paris, 1999, p 128.

[10] Notamment Le Brigant et la Tour d'Auvergne.

[11] Cf. Fañch Morvannou, Le breton, la jeunesse d'une vieille langue, Presses populaires de Bretagne, Lannion 1994, p 20.

[12] Cf. Fañch Broudic, La pratique du breton de l'ancien régime à nos jours, Presses Universitaires de Rennes, 1995, pp 271-274.

[13] Idem.

[14] Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, cité par Erwan Vallerie in Ils sont fous ces Bretons, Coop Breizh, Spézet, 2003, p 106.

[15] Gustave Flaubert, cité par Ronan Le Coadic in L’identité bretonne, Terres de brumes / Presses universitaires de Rennes, 1998, 478p.

[16] Cité par Erwan Vallerie, op.cit. p 87.

[17] Le c'h breton et la jota espagnole sont tous les deux représentés par /x/ dans l'alphabet phonétique international.

[18] Lettre à un ami, janvier 1836, citée par Fanch Morvannou in Le breton, la jeunesse d'une vieille langue, op. cit.

[19] Article 2 de la Constitution Française.

[20] Comité d’Instruction Primaire de Quimper, Obervation au Préfet du Finistère, 1831 in Ils sont fous ces Bretons, Erwan Vallerie, Coop Breizh, Spézet, 2003.

[21] Cité par Fañch Broudig in Histoire de la langue bretonne, ed. Ouest France, Rennes 1999, p 34.

[22] Recueilli par J. Ropars, ce témoignage d'Yvonne Riou est reproduit par Fañch Broudig in Histoire de la langue bretonne, op.cit.

[23] Les personnages et les faits présentés sont complètement fictifs, mais l'histoire, inspiré de la réalité, est plausible.

[24] D'après un sondage TMO-Régions réalisé en 1997, cité par Fañch Broudig in Histoire de la langue bretonne, ed. Ouest France, Rennes 1999, p 26.

[25] "Bretagne toujours"

[26] Le PNB est crée en 1931, sur les bases du Parti Autonomiste Breton (1927). Fondamentalement nationalistes ses membres, sous la houlette de Debauvais et Mordrel tentent d'abord de se rallier à l'Allemagne nazi, puis au régime de Vichy sous l'influence des frères Delaporte.

[27] "Le breton et la foi sont frères et sœurs en Bretagne"

[28] Père Joseph Le Jollec, 1939, cité par Fañch Broudic in La pratique du breton de l'ancien régime à nos jours, op.cit, p308 Presses Universitaires de Rennes, 1995, p308. Je reproduis ici sa typographie.

[29] Cf. Parlons du breton, Association Buhez, Editions Ouest-France, Rennes, 2001.pp29-35.

[30] Idem

[31] Cité par Fañch Broudig in Histoire de la langue bretonne, ed. Ouest France, Rennes 1999, p 34

[32] Professeur J-J Kress, "Changement de langue et traumatisme psychique", in Psychologie Médicale, S.P.E.I., Paris, 1984.

[33] Cf. Histoire de la Bretagne et des pays celtiques de 1789 à 1914, Skol Vreizh, Morlaix, 1980, p108.

[34] Idem.

[35] Jean-Yves Plourin, Ma zud ha ma loened, Edition Armelines, Crozon, 2003, p 163.

[36] Cf. définition p 20.

[37] Glenmor (1931-1996). Cité par Ronan Le Coadic in Bretagne, le fruit défendu, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2003, 187p.

[38] Presses populaires de Bretagne, Lannion 1994, 87p.

[39] L’identité bretonne aujourd’hui http://www.breizh.net/identity/galleg/identite_aujourdhui.htm.

[40] In L'identité bretonne, op.cit. p 187.

[41] Sur certains forums d'internet (par exemple http://www.anarvorig.com/ ) on peut trouver de nombreux sujets faisant étant de l'oppression active qu'exerce la France sur la Bretagne depuis des siècles, assortis d'exemples parfois fondés sur des faits réels mais bien souvent exagérés.

[42] William Labov, The social stratification of English in New-York, 1966.

[43] J’utilise ici le terme anglais consciemment, pour attirer l’attention du lecteur sur la différence entre « middle class » (le mot utilisé par Labov) et « petite bourgeoisie » (la traduction la plus courante). Le concert anglo-américain de « classes » est difficilement traduisible en français. La middle-class américaine est elle-même un élément très hétérogène, divisé en « higher middle-class » ou « lower middle-class ».

[44] Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982, 243p.

[45] Nicole Gueunier et alii, Les Français devant la norme, ed Honoré Champion, Paris, 1978, 203p.

[46] Cf. bibliographie.

[47] "Etats d'insécurité" in L'insécurité linguistique dans les communautés francophones périphériques : actes du colloque de Louvain-la-Neuve, Institut Linguistique de Louvain-la-Neuve, 1993 pp. 81-86.

[48] Fañch Broudic déplore ce fait, au sujet plus précisément des recherches sur la langue bretonne, dans sa préface à La langue bretonne aujourd'hui à Plougastel-Daoulas, Mari Jones, Brud Nevez, Brest, 1998, p. 7.

[49] Concept développé par Ronan Le Coadic dans L’identité bretonne, PUR, Rennes, 1998, 480p.

[50] Ou bien « dans le cadre de tes études » selon la situation de la personne interrogée.

[51] Cf. Yves le Berre et Jean Le Dû, "Parité et disparité : sphère publique et sphère privée de la parole" in La Bretagne linguistique, volume 10, GRELB, Brest, 1995, pp 7-25. Le registre disparitaire est utilisé à l’écrit et dans les situations formelles. Le registre paritaire est surtout oral et familier. Il est souvent considéré en France comme incorrect, alors qu’il est aussi essentiel à une bonne communication que le registre disparitaire, puisque tous deux correspondent à des usages différents.

[52] Cf. les études de William Labov à New York (1966) ou Peter Trudgill à Norwich (1972, 1974)

[53] Cf. Fañch Broudig, La pratique du breton de l’ancien régime à nos jours, PUR, Rennes, 1995, p 427.

[54] Cf. tableau récapitulatif p 35.

[55] Nicole Gueunier et alii, Les Français devant la norme, ed Honoré Champion, 1978, 203p.

[56] Le site http://www.ethnologue.com/show_country.asp?name=France donne l'estimation suivante : 10 à 20% des habitants du Limousin parleraient occitan aujourd'hui. Les chiffres pour la ville de Limoges elle-même sont certainement plus bas, étant donné que la population des villes use moins des langues régionales que celle des campagnes. 

[57] Selon Fañch Broudig (in Histoire de la langue bretonne, op.cit.) il y avait deux fois moins de bretonnants en 1997 qu'en 1979.

[58] Marie-Louise Moreau, "Pourrions-nous être plus ambitieux", in Français Régionaux et Insécurité Linguistique, L’Harmattan, Saint-Denis-de-la-Réunion, 1996, pp102-115.

[59] Cf. H. Giles et P.F. Powesland, Speech Style and Social Evaluation, Academic Press, London, 1975.

[60] La lettre E (pour enquêtrice) introduit mes questions.

[61] Grand Robert de la langue française.

[62] Au sujet de la prononciation du /a/, voir l’introduction. Ici Marie les prononce tous les deux exactement de la même façon : /Y/.

[63] Edition 1991.

[64] Rachel Hoare, L’identité linguistique des jeunes en Bretagne, Brud Nevez, Brest, 2003.

[65] Les autres items soumis à jugement étant le français standard et le français parlé avec l’accent breton.

[66] Le terme de diglossie apparaît en 1959 dans un article de Ferguson. Pour lui la diglossie désigne une situation où cohabitent deux variétés d’une même langue. La variété dite haute correspond à la norme, la langue standardisée utilisée dans les médias, l’enseignement, tandis que la variété dite basse est la langue utilisée dans la vie quotidienne. Un des exemples donnés par Ferguson était l’alternance entre le suisse alémanique (variété basse) et l’allemand (variété haute) en Suisse. Le concept a ensuite été repris par Fishman, pour qui il peut y avoir diglossie même si les deux langues en présence ne sont pas apparentées.

[67] Cf. note 52 p 31.

[68] Cité par Fañch Broudic in Histoire de la langue bretonne, Editions Ouest-France, 1999, p 61.

[69] Chiffre donné dans l’article « Breton : les quatre chantiers de DAO » publié le 23 avril 2004 dans Ouest-France.

[70] Radio Arvorig, Radio Kerne et Radio Bro-Gwened.

[71] France Bleu Breiz Izel, Radio Kreiz-Breizh, etc.

[72] D’après un sondage publié dans Ouest-France, et dont les résultats sont exposés sur  http://www.webglaz.ch/tanael/informations/2001-11/a011123-00.htm

[73] Sondage de la Sofres, cité par Ronan Le Coadic dans L’identité bretonne, op.cit.

[74] Contraction du mot «Breizh» qui signifie «Bretagne».

[75]«  Blanc et noir », nom du drapeau breton.

[76] Cf. http://fr.dir.groups.yahoo.com/dir/1/2/2123000001/2123001756/2123001768?show_groups=1

[77] Cf. Ronan Le Coadic, L’identité bretonne aujourd’hui,

http://www.breizh.net/identity/galleg/identite_aujourdhui.htm

[78] Le lit clos n’est pas un meuble spécifiquement breton, mais il est aujourd’hui souvent considéré comme le symbole de la maison bretonne typique.

[79] Gudrun Ledegen, "Les variables linguistiques de l’insécurité linguistique relèvent-elles des domaines 'marginaux ' ou 'profond' " in Sécurité/insécurité linguistique, Aude Bretegnier, Gudrun Ledegen eds, Actes de la 5ème table ronde du Moufia (1998), L’Harmattan, 2002. pp51-76.

[80] Etudiants en 3ème année de Philologie Romane à l’université de Louvain-la-Neuve et à l’Ecole Normale de Nivelles.

[81] Etudiants de 3ème année de Lettres Modernes à l’Université de Tours.

[82] Cf. les études déjà citées de Michel Francard sur l'insécurité linguistique en Belgique et celle de Nicole Gueunier sur la sécurité en Touraine.

[83] Michel Francard, "Insécurité linguistique en situation de diglossie. Le cas de l’Ardenne belge"  in Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée, n°8, 1989, pp 133-163.

[84] A partir de maintenant, et dans toute cette partie le mot « Français » désigne les Français non bretons. Je procède de la sorte pour simplifier mon exposé.

[85] Tous les échanges suscités par cette demande sont consultables sur http://forum.lokanova.net/viewtopic.php?t=3163&start=0 On y trouvera aussi les réponses intéressantes de francophones non-français, que je n'ai pas incluses dans ma présentation des résultats. Je joins en annexe les réponses que j’ai utilisées pour l’analyse.

[86] J’ai retranscrit ici les écrits exacts des informateurs, sans corriger les fautes d’orthographe ou d’usage.

[87] A l’occasion d’un passage à la radio.

[88] Comme toutes les personnes que j’ai interrogées.

[89] Essai sur l'origine des langues, 1781, chapitre X, formation des langues du nord.

[90] Cf. la partie B de ce mémoire.

[91] Les pays, dont les limites se basent souvent sur des frontières naturelles, se distinguaient par des costumes et coiffes différents, des variations dans la façon de parler le breton. Aujourd'hui, alors que le costume traditionnel a pratiquement disparu, la notion de pays reste importante, l'identité culturelle et sociale étant relayée et renforcée par des intérêts économiques.

[92] Je ne partage pas cet avis. Certains habitants de Plougastel, presqu’île qui est restée plutôt conservatrice (quelques vieilles femmes y portent encore la coiffe) ont un accent très caractéristique, même des jeunes.

[93] Disponible sur http://textalyser.net/index.php?lang=fr

[94] Ce tableau, ainsi que celui de Pierre-Louis sont disponibles en annexe p 125.

[95] Yannick Le Bourdonnec, Que veulent donc les Bretons ?, Editions des Syrtes, Paris, 2004, 247p.